A peine né et déjà un enregistrement, réalisé en mai dernier : l’ensemble A nocte temporis ne perd pas de temps ou a plutôt bien préparé son coup, c’est de bonne guerre. Son fondateur, Reinoud Van Mechelen, s’est déjà fait un nom, notamment dans le répertoire de haute-contre où s’épanouit avec une aisance rare sa voix de ténor aigu, Clérambault figurant d’ailleurs parmi les projets du groupe. Toutefois, pour l’heure, ce sont des pages de Bach pour ténor et flûte qui constituent la colonne vertébrale d’un premier disque ponctué de pièces instrumentales, préludes de choral et mouvements de sonates confiés respectivement à Benjamin Allard (à l’orgue de l’église Sainte Aurélie à Strasbourg) et Anna Besson. Comme le souligne Gilles Cantagrel, lequel ne s’est probablement pas contenté de signer le livret, ce programme habilement agencé et aux transitions soignées (tonalités, climats) n’a nulle visée liturgique ou musicologique, mais « tient à mettre l’accent sur le génie de Bach à exprimer les passions humaines dans toute leur diversité », la voix du ténor incarnant à ses yeux le « pécheur accablé sous le poids de ses fautes » et « son espoir de leur rachat ».
Bach n’a conçu qu’une cantate pour ténor solo (« Ich armer Mensch, ich Sündenkencht », BWV 55), l’aria « Erbarme dich ! » donnant son titre à l’album en même temps qu’elle lui offre sa conclusion, fascinante réitération d’une supplique (« Prends pitié ! ») dont l’expression renouvelée (à dix-sept reprises !) se hisse à la même hauteur d’inspiration que la célèbre imploration de l’alto dans la Passion selon saint Matthieu. Cette partition, comme toutes celles interprétées ici par Reinoud Van Mechelen, date de 1724, année très féconde au cours de laquelle le Cantor devait disposer, selon l’hypothèse du chercheur américain Robert Marshall, d’un flutiste particulièrement agile en la personne de Friedrich Gottlieb Wild : les triples croches allègres d’« Erschüttre dich nur nicht » (BWV 99) et surtout les traits échevelés du lamento dans « Wo wird in diesem Jammertale » (BWV 114) donnent une idée de sa virtuosité. Anna Besson les enlève avec brio, mais sa conduite du discours, avec la complicité de Ronan Kernoa (violoncelle), nous captive davantage encore dans l’Andante en sol majeur de la sonate BWV 1034, d’une élégante nonchalance et au charme entêtant. En revanche, pourquoi jeter son dévolu sur l’aria « Drum ich mich ihm ergebe » (BWV 107), si c’est pour la priver de la seconde flûte ainsi que des violons requis par Bach ? Certes, l’exception confirme la règle au sein d’un florilège judicieusement composé ; à vrai dire, plus encore que l’accompagnement, ce sont le choix d’un tempo fort lent, voire l’allègement de la voix jusqu’au pianissimo (« drauf wart ») qui surprennent car ils tendent à émousser l’effusion de joie au profit d’un alanguissement rêveur.
La séduction immédiate du timbre, la musicalité naturelle de Reinoud Van Mechelen nous inclinent à céder à la tentation de la pure volupté sonore et nous nous y abandonnerions si nous n’étions pas chez Bach, si la primauté du verbe n’imposait pas de tout autres exigences, et bien sûr d’abord un dosage idoine de l’énergie déclamatoire. D’entrée de jeu, « Ach, ziehe die Seele mit Seilen der Liebe » (BWV 96), ardente profession de foi, déroute par la tiédeur du chant, l’excessive suavité de l’émission. Le ténor peine également à épouser les tensions du récitatif « Ach ! ich bin ein Kind der Sünden » (BWV 78), éminemment dramatique, et l’âpreté de ses dissonances. De surcroît, la vocalisation manque par trop d’éclat pour évoquer l’extraordinaire élan qui propulse Elie vers les cieux en préfigurant l’Ascension du Christ (« Lass, o Fürst der Cherubinen ») dans la flamboyante cantate BWV 130 dédiée à l’Archange Michel. Reinoud Van Mechelen ne semble pas encore avoir les moyens vocaux de ses ambitions (homogénéité, projection, souplesse), un constat d’autant plus frustrant que le musicien peut se révéler un formidable conteur et nous suspendre à ses lèvres en quelques mots, ainsi qu’en témoignaient pas plus tard qu’hier (ou avant-hier) ses brèves, mais fiévreuses interventions dans La Maddalena de Bertali exhumée par Nicolas Achten (Ricercar) ou aujourd’hui le récit – si vivant et si juste, au point de donner l’illusion de la spontanéité – du fidèle tourmenté par sa culpabilité, « Ich habe wieder Gott gehandelt » (BWV 55). Si vous deviez vous limiter à deux plages pour vous forger une opinion sur le potentiel de l’interprète, écoutez-le déployer des trésors de persuasion (« Erbarme dich ! », plage 17) ou s’abîmer dans une vallée de larmes avant d’exulter (« Wo wird in diesem Jammertale », plage 12). Ces seules plages justifieraient l’acquisition d’un album sans doute inégal, mais tellement prometteur.