Commencer son premier album de récital par « Un bel di vedremo » relève de l’audace la plus téméraire. Il n’y a pas d’introduction orchestrale, la voix y est à découvert, à peine soutenue par un accompagnement minimaliste, et l’air lui-même se prête peu à être sorti de son contexte dramatique. Comment faire vivre une Butterfly pleine d’un espoir un peu fou, si on n’a pas auparavant dans l’oreille le duo du I, où Pinkerton lui a fait miroiter la félicité de l’amour intégral. Sans parler des intervalles casse-cou, des ruptures de ton, de toutes les difficultés purement vocales qui hérissent le morceau. Ermonela Jaho a peut-être des défauts, mais elle n’a pas celui de la lâcheté : elle se jette dans cette folie bille en tête, avec la foi du charbonnier, et sa conviction a raison de tous nos doutes. En quelques secondes, elle nous transporte à Nagasaki, dans la minuscule maison de papier de Cio-Cio San, et nous scrutons avec elle l’horizon et les bateaux qui arrivent au port. Le miracle se poursuit avec l’extrait de La Bohème de Leoncavallo, à l’atmosphère opposée, où la soprano albanaise est autant à son affaire et nous fait partager la joie de Musette quand elle danse.
Tout au long du programme, Ermonela Jaho se glissera chaque fois avec aisance dans la peau de ses différents personnages, donnera vie à des situations contradictoires, sans jamais sembler insincère ou artificielle. Et il faut du talent pour parvenir à unifier un CD aussi composite, qui mêle Massenet, Puccini, Boito, Verdi et Mascagni, avec des morceaux dont le seul point commun est d’avoir été chantés par Rosina Storchio (1872-1945), soprano italienne égérie des grands véristes et figure majeure de son époque.
La clé de la réussite est d’abord l’engagement forcené de l’artiste. Quel que soit le morceau abordé, elle le chante avec passion, comme si c’était le dernier avant trépas, en cherchant à en faire ressortir tout le suc. La Lodoletta de Mascagni révèle ainsi une puissance qu’on avoue n’avoir pas vraiment trouvé dans les autres enregistrements de l’œuvre. Idem avec la Sapho de Massenet, qu’on pourrait difficilement imaginer moins salonarde. Même la Marguerite du Mefistofele de Boito nous découvre des aspects négligés, avec un tourment et des incursions dans le registre grave qui sont bien dans la filiation du texte de Goethe, qu’on avait un peu oublié sous les italianismes des interprètes du passé. Partout, il y a cette volonté d’aller chercher la moelle du texte, la vérité des sentiments, la quintessence du chant lyrique (au sens de « qui exprime le sentiment »), et on ne sort pas tout à fait indemne d’un parcours où la force et l’âpreté se taillent la part du lion.
L’autre atout de la soprano est son timbre. Il contient une fêlure, une brèche, une cassure qui pourront indisposer les amateurs de beau chant. Mais le pouvoir d’émotion qui se dégage de cette voix « cassée » est irrésistible, parce qu’il fait entendre une fragilité qui entre en résonance avec l’engagement de l’interprète et la force qu’elle met dans chacune de ses incarnations. Cette subtile dialectique fragilité-solidité est perceptible en permanence. Elle est la griffe d’Ermonela Jaho, mais elle évoque bien sûr le souvenir de Maria Callas. Une ombre qui rôde tout au long de ce disque, et dont la présence se fait particulièrement prégnante dans « Addio del Passato » de La Traviata, où le personnage de Violetta, mourante mais plus que jamais amoureuse, est rendu avec un réalisme terrifiant.
Est-ce à dire que tout est parfait dans ce disque ? Non certes. On l’a dit, le programme un peu composite ne favorise pas l’écoute d’une traite, et les morceaux s’enchainent sans beaucoup de logique. On ne comprend pas très bien pourquoi les deux extraits de Sapho sont séparés par huit morceaux, dont … « Adieu notre petite table » du même Massenet. Plus grave, comme dans pas mal de parutions récentes Opera Rara, les ingénieurs du son ont posé des choix qui semblent aller à l’encontre du simple bon sens : une prise réalisée beaucoup trop bas, qui oblige à « pousser », une mauvaise gestion des volumes élevés et une volonté de tout mettre sur le même plan sonore, ce qui rend l’accompagnement famélique, et empêche de juger de la qualité du travail de l’Orchestre de la Communauté valencienne et de son chef Andrea Battistoni. Un choix d’autant plus coupable que les prises ont été réalisées dans la grande salle du Palais des arts et des sciences de Valence, dont on sait l’acoustique merveilleuse.
A cette réserve près, Ermonela Jaho confirme avec ce premier album son rang de grande chanteuse du moment, la versatilité de son répertoire, et surtout, surtout, sa stature de tragédienne. Vivement qu’on puisse à nouveau l’applaudir en scène, porteuse de toutes les promesses entendues ici.