A la fin du siècle dernier, on a pu croire que, porté par le mouvement de réévaluation de la musique « dégénérée », Erwin Schulhoff allait connaître un regain de faveur. Grâce à l’enregistrement de son opéra Flammen, on avait redécouvert un compositeur post-romantique flamboyant, mais c’est essentiellement sa musique instrumentale qui a bénéficié de l’intérêt des interprètes, les mélodies et autres œuvres vocales restant largement à explorer. Pour susciter davantage d’intérêt pour le Pragois, on a mis en avant ses sympathies pour le mouvement Dada mais avant cette décennie audacieuse que furent pour lui les années 1920, Schulhoff a d’abord écrit une musique où se manifeste de manière flagrante sa dette envers ses aînés. Quelques années avant les onomatopées incluses dans une partition comme Die Wolkenpumpe, cinq chants pour baryton sur des textes de Hans Arp (1922), ou juste avant la stupéfiante modernité de sa Sonata Erotica de 1919 qui transcrit a cappella les cris d’une femme atteignant l’orgasme et urinant ensuite dans un pot de chambre, Schulhoff n’imaginait pas pareilles audaces mais composait dans la veine de Mahler et de Richard Strauss.
Avec Gustav Mahler, la parenté saute aux oreilles dans le choix d’une voix féminine grave pour les deux « symphonies vocales » composées en 1918-19 réunies sur un disque sorti il y a une bonne quinzaine d’années et aujourd’hui réédité par Orfeo. La mezzo-soprano Doris Soffel se taille la part du lion car, malgré les similitudes avec Le Chant de la Terre, elle est seule face à l’orchestre et n’a pas à partager la vedette avec une autre voix ; sur les 67 minutes que dure le disque, elle en occupe 45. Il y a vingt ans (le disque est initialement paru en 2003, mais l’enregistrement atait de quelques années auparavant), la mezzo-soprano allemande était encore à son zénith et sa voix servait fort bien ce répertoire.
Le rapprochement avec Mahler se justifie aussi par les accents populaires déformés sur lesquels s’ouvre Menschheit, selon un procédé couramment employé dans ses symphonies par le maitre viennois – lui aussi tchèque de naissance. Le premier des cinq mouvements s’appuie d’ailleurs sur un poème intitulé « Der Dudelsack », instrument populaire qu’allait mettre à l’honneur en 1927 encore un autre Tchèque, Jaromir Weinberer, avec son opéra Schwanda le joueur de cornemuse. Dommage, d’ailleurs, qu’aucune traduction des poèmes ne soit fournie dans le livret d’accompagnement.
L’autre symphonie, Landschaften, rappelle davantage Richard Strauss par ses sonorités, dont l’opulence est mise en valeur par la direction du regretté Gerd Albrecht, décédé en 2014, grand défenseur de tous ces compositeurs du premier XXe siècle longtemps rejetés dans l’oubli.
Autre point commun avec Strauss, la dernière des trois œuvres présentes sur ce disque a pour origine une musique de scène composée pour Le Bourgeois gentilhomme, ce qui nous rapproche fort du oint de départ d’Ariane à Naxos. Certes, par son instrumentarium – « piano, sept instruments à vent et batterie » – on est cette fois bien loin de l’univers straussien. Commandée en 1926 par le Théâtre national de Prague, cette musique aurait du déboucher sur un opéra-bouffe mais le projet tomba à l’eau, Schulhoff se contentant finalement d’en tirer une Suite de concert créée en 1928 qui est en fait une suite de danses n’ayant plus qu’un lointain rapport avec la comédie de Molière. Pas de voix, hélas, dans cette vingtaine de minutes de musique plus moderniste.
Les deux symphonies vocales auront donc surtout un intérêt pour ceux qui s’intéressent aux années de formation de Schulhoff ou pour qui voudrait mieux connaître l’influence de Mahler et Richard Strauss sur leurs cadets. La série Musica Rediviva inclut d’autres titres peut-être plus curieux, comme l’opéra Soldaten de Manfred Gurlitt, prédécesseur de celui de Zimmermann.