Peu de mélomanes, fussent-ils lyonnais, savent que durant un quart de siècle, à l’époque des Lumières, l’Opéra de Lyon fut dirigé par une femme. Entre 1752 et 1780, Michelle Poncet a en effet été directrice de l’Académie Royale de musique de Lyon. En 1722, une autre femme, Madeleine Eucher, l’avait d’ailleurs précédée dans les fonctions de directrice des spectacles ; en 1784, Marie Dunan, sœur de Michelle Poncet, reprendra la direction de l’opéra.
Dans un livre solidement documenté, avec toute la rigueur qui sied à un travail de recherche, Anne Le Berre, musicologue et historienne, présente les résultats d’un travail de master rendant hommage à cette femme de talent, de caractère et de pouvoir. Enfant de la balle devenue actrice puis dirigeante de troupe, Michelle Poncet accède aux fonctions prestigieuses de directrice de la première institution de spectacles de la « seconde ville du royaume ». Elle va jouer un rôle central dans sa consolidation et dans le renouvellement du répertoire.
L’enquête, qui a nécessité de nombreuses recherches en archives, se révèle passionnante : l’histoire personnelle de Michelle Poncet, dite la « Destouches-Lobreau », est insérée dans le cadre d’une histoire sociale de la culture, axée notamment sur les rouages administratifs, tandis que l’ensemble révèle tout un pan de l’histoire des femmes. Comme l’écrit Anne le Berre, « le XVIIIe siècle a en effet été une période unique de visibilité à l’opéra pour les femmes ».
Il importait donc de rétablir cette visibilité, occultée par les poncifs – « bienfaitrice de l’opéra », « muse » – masquant la réalité de son travail. Si elle n’est pas une « oubliée de l’histoire », Michelle Poncet, de même que ses deux sœurs Angélique et Marie, est très éloignée de « l’image stéréotypée de la comédienne courtisane » encore véhiculée dans l’historiographie locale des années 1980. Anne le Berre s’attache à montrer, documents à l’appui, l’activité concrète et dynamique d’entrepreneuse de la Destouches-Lobreau. Son indépendance financière vis-à-vis de son mari, assez exceptionnelle dans l’Ancien Régime, est attestée par divers documents officiels. Si Jean Lobreau prospecte et recrute, c’est bien la « Dame Lobreau » qui est désignée comme unique directrice de l’opéra de Lyon. Elle jouit dans ce rôle de l’estime générale, comme le montrent les témoignages reflétant l’opinion publique ou émanant des autorités locales.
En retraçant la carrière parisienne, puis bordelaise et toulousaine des sœurs Poncet avant leur installation à Lyon, l’étude évoque le statut des troupes itinérantes et leur devenir en fonction des foires rythmant la vie économique et culturelle des grandes villes. Paradoxalement, c’est la fermeture de ces foires et l’interdiction de l’Opéra-comique (1745-1752) qui vont favoriser le succès du clan Poncet, bénéficiant ainsi d’une « opportunité de célébrité », comme l’écrit joliment Anne le Berre, dans le cadre d’un « mouvement de déconcentration des artistes et des spectacles »
La deuxième grande partie du livre, intitulée « Diriger les spectacles de Lyon (1752-1780) », donne un aperçu très concret des questions de gestion financière et administrative, et des problèmes liés à la concurrence et à la politique économique de la ville de Lyon, voire du Royaume. Ainsi, la disgrâce du ministre Turgot et sa démission seraient partiellement liées aux conséquences locales de sa réforme des finances, favorisant l’attribution du privilège lyonnais à un certain Sieur Sordot avant que Michelle Poncet ne fasse opposition et ne dépose plainte, obtenant gain de cause auprès du Conseil royal. (Le récit, aussi succinct que romancé, que fait un comédien, nommé Fleury, de ce qu’on appela « l’affaire Sordot » est joint parmi les annexes en ligne, accessibles grâce un code QR – parmi lesquelles on trouvera aussi des tableaux comparatifs de programmes d’opéras, des états de recette, des lettres et autres documents historiques.)
Le rôle joué par la Destouches-Lobreau est renforcé par les circonstances particulières d’une période qui est celle de la construction du Grand-Théâtre (entre 1753 et 1756, œuvre de l’architecte Soufflot, détruit par un incendie en 1826) à l’emplacement de l’actuel opéra de Lyon (reconstruit en 1831). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les préoccupations liées à la constitution d’une « bonne troupe » mais aussi à l’encadrement de l’ensemble du personnel de l’opéra qui regroupe, comme on sait, des métiers très variés (copistes, peintres, décorateurs, machinistes, tailleurs, perruquiers, magasiniers, mais aussi contrôleurs, receveurs, garçons de théâtre, garde théâtrale, concierge, caissier…).
Bref, la carrière de Michelle Poncet se confond avec une mutation importante de l’art lyrique liée à la place croissante qu’il occupe dans la vie culturelle de Lyon et au renouvellement raisonné du répertoire. Sans renoncer à son souci de diversité incluant la tragédie, l’opéra bouffon ou la danse, la Destouches-Lobreau fait la part belle au genre de l’opéra-comique, qui s’institutionnalise ainsi dans une période où disparaît l’ancienne appellation d’Académie royale de musique de Lyon. Ce livre montre de manière convaincante la genèse et les enjeux de la conjonction qui s’est opérée entre un moment d’autonomisation des femmes et l’avènement d’un répertoire solide et fécond de l’opéra-comique appelé à devenir prépondérant au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle.