Et si le monde était un opéra ? Ce titre en forme de question pourrait évoquer, a priori, une alternative courante, binaire et – comme toute alternative prétendument fermée – peu intéressante : soit l’opéra est un simple reflet du réel, soit le réel est nécessairement travaillé par la fiction. La démarche se veut toutefois plus nuancée, ouverte à la transformation, à l’ouverture, aux hybridations.
Ce livre, présenté comme une conversation entre une philosophe et une chanteuse (mais on ne peut réduire l’identité de chacune des autrices à ces composantes uniques – c’est d’ailleurs l’une des conclusions de l’ouvrage), repose sur la philosophie de l’hybridation développée par Gabrielle Halpern. La philosophe définit ce concept comme un « “mariage improbable”, c’est-à-dire comme le fait de mettre ensemble des générations, des activités, des usages des matériaux, des mondes, des idées, des personnes, des secteurs, des arts ou encore des sciences qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble mais qui, réunis, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, une tierce-activité, un tiers-métier, un tiers-modèle organisationnel, une tierce-économie, un tiers-territoire… ou un tiers-art ! » (p. 9). Bref, une forme de dialectique ouverte, sans synthèse, directement œuvrée par le réel ; œuvrant directement le réel.
Et qui d’autre que Marina Viotti pour parler d’hybridation, pour évoquer la rencontre d’univers apparemment distincts et penser leurs transformations mutuelles ? On se souvient en effet que, outre le chant lyrique, la mezzo – tessiture du reste propice aux identités multiples – a étudié la philosophie et la littérature et, qu’avant d’en venir à l’opéra, elle a été chanteuse de (heavy) metal. Elle continue du reste à accorder une place de choix au jazz ou au gospel en récital.
La conversation entre les autrices permet certains développements théoriques qui, généralement, se trouvent confortés, expliqués ou illustrés (mais pas contredits) par l’expérience de la chanteuse qui, par telle mise en scène, par telle expérience vocale (l’émouvante découverte de ses aigus, par exemple), par le récit de telle rencontre, livre au lecteur un point de vue intéressant sur la pratique de l’opéra aujourd’hui.
Le livre est articulé autour de six questions qui mettent en lumière le lieu de transformation – transformation qui semble être, du point de vue de l’autrice philosophe, indissociable d’une certaine émancipation – que peut être (ou non) l’opéra : échapperons-nous aux cases et aux étiquettes ? Quelle est la juste relation à l’autre ? Sommes-nous toujours de bons interprètes ? Nos métamorphoses nous sauveront elles ? Qu’est-ce que l’opéra dit de notre monde ? Parviendrons-nous à hybrider le monde ?
Introduction simple à une pensée philosophique encore peu connue et certainement intéressante (sinon puissante) mais aussi manière d’aborder la biographie d’une chanteuse de premier plan sur la scène lyrique internationale, ainsi que son point de vue sur le répertoire, la technique, la mise en scène ou encore le décloisonnement des genres, cet ouvrage s’ancre dans les débats qui agitent le monde lyrique contemporain. On ne peut que se réjouir d’une perspective qui refuse toute assignation et fait de l’ouverture à l’altérité son credo.