Cette version d’Eugène Onéguine est souvent décrite comme celle de la revanche du Bolchoï après la défection de Rostropovitch – vécue à Moscou comme une trahison – alors qu’il venait d’enregistrer avec cette troupe le même ouvrage, en tournée à Paris. Les passions, la sympathie que suscitait le choix politique du premier ont rejeté dans l’ombre cet enregistrement, qui n’avait pas été réédité depuis un premier transfert sur CD, en 1987 (Olympia). Neuf ans après Rostropovitch, à quatre solistes près (Tatiana, Grémine, Triquet et Zaretski), la distribution est semblable. L’esprit de troupe anime plus que jamais une équipe familière de l’ouvrage, dont on pouvait redouter une interprétation routinière.
Le prélude, autour de sa mélodie élégiaque et de ses ponctuations, est bien conduit. Madame Larissa, ses filles et la nourrice forment un quatuor remarquable, insouciant, équilibré et divers, dont chaque personnalité se distingue clairement. Tatiana et Olga – Tamara Siniavskaïa – sont bien caractérisées. L’aria de la seconde est splendide. Les graves, solides sans être appuyés, sont bien timbrés. On craignait que la Tatiana de Vichnevskaïa, tragédienne intense, bien que desservie par les tempi de Rostropovitch, ne puisse être égalée par Tamara Milachkina. Celle-ci paraît davantage jeune, rêveuse et passionnée dans le premier acte, et son jeu ne manque pas de charme. Dans la scène de la lettre, soutenue par un orchestre frémissant, elle donne à cette ample page toute la vérité dramatique et vocale attendue : la variété des expressions ne contredit jamais l’unité du propos. La voix est admirable, à l’égal des plus grandes, sans jamais jouer à la diva, ce qui intensifie l’émotion communiquée. L’incapacité d’aimer du dandy blasé, froid, qu’est Onéguine est bien traduite dans l’air où il humilie Tatiana. Inexpressif pour certains, Iouri Mazourok campe un Onéguine juste, dramatiquement distant (« glacial » dira Tatiana au dernier acte), moins détaché cependant qu’avec Rostropovitch ou Tchakarov. Son second air où la passion se fait enfin jour comme le finale confirmeraient si besoin était la qualité de l’interprète le plus prisé de sa génération, dont subsistent au moins quatre gravures. Lenski, dont le lyrisme romantique se double d’une certaine fragilité, est ici fort bien chanté par Vladimir Atlantov. Sa méditation désespérée avant le duel est d’une vérité poignante. Le Grémine de Evgueni Nesterenko surpasse de loin Ognivtsev. La grandeur du témoignage, de la leçon est magnifiquement traduite, le timbre impérial, les aigus fermes, les graves profonds de la dernière phrase sont admirables. Les couplets de Triquet (Lev Kouznetsov) sont pris très retenus, savoureux, et font oublier le médiocre Vlassov, un moment de bonheur. Le chœur des paysans, authentiquement russe, commence harassé, comme le texte l’indique, d’une joie simple. La danse des jeunes filles, l’intervention de ces dernières à la fin du premier acte, les multiples interventions du chœur qui suivront emportent l’adhésion, dignes en tous points du meilleur Bolchoï.
Si souvent routinier, voire calamiteux à cette époque, l’orchestre se montre ici sous son meilleur jour. La direction de Mark Ermler, attentive, précise, chaleureuse, lyrique sans outrances, se démarque des tempi lents de celle de Rostropovitch, très attentive au chant, animant les passages purement orchestraux, avec la belle polonaise qui ouvre le dernier acte. Si parfois le son date, sans grand relief, il est cependant incomparablement supérieur à celui des microsillons d’origine. Une très grande version, injustement oubliée, qu’il faut écouter sans préjugé.