On commence à savoir que la « défaite des femmes » dénoncée par Catherine Clément il y a presque quarante ans n’en est peut-être une que si l’on se cantonne à un certain répertoire. Dès qu’on s’éloigne des titres les plus rebattus, on découvre des œuvres lyriques où les héroïnes ne sont pas condamnées à la passivité ou à la mort. Noël Burch, avant tout spécialiste de cinéma, a lui aussi eu l’intuition que le répertoire français pouvait servir de point de départ à une tout autre approche. Avouant d’emblée qu’il n’a rien d’un musicologue, il devait fonder sa recherche sur le livret des opéras plutôt que sur leur partition, démarche justifiée par l’importance traditionnellement attachée au texte en France.
Noël Burch a donc étudié Scribe, l’homme, Scribe, l’auteur dramatique, et enfin Scribe, l’auteur de livrets destinés à être mis en musique, dans le but de trouver chez lui « les indices récurrents d’une vision politique – et rappelons que les rapports sociaux de sexe sont un domaine politique ». Premier constat : c’est dans ses textes destinés à la scène lyrique que Scribe fait surtout preuve de « gynolâtrie », c’est là que « la supériorité morale des femmes et le caractère décisif de leurs initiatives sont […] systématiquement affirmés ». Même si, dans les grands opéras, les femmes sont presque toujours les victimes, elles n’en dénoncent pas moins les fanatismes masculins ; dans les opéras-comiques, en revanche, elles l’emportent souvent. Et c’est ce rejet du fanatisme qui pousse Noël Burch à prêter à Scribe un « positionnement de femme » et à souligner « le caractère concerté de la critique scribienne de la masculinité ». S’ensuit l’analyse de douze livrets dus à Scribe, les plus connus (manquent à l’appel La Dame blanche et Le Domino noir, La Favorite et Les Vêpres siciliennes).
Certes, l’auteur de cette thèse admet que « le fait pour les femmes de porter les valeurs positives contre les hommes prédateurs n’est pas né avec Scribe et a sans doute des origines dans le marialisme catholique », mais il s’appuie sur l’ironie scribienne face aux institutions religieuses pour écarter cette interprétation. Certains livrets, qui s’intègrent moins bien à cette vision, sont rapidement évacués (La Muette de Portici), ou sont considérés comme ayant été dénaturés par des interventions extérieures (L’Africaine). Certaines interprétations semblent néanmoins assez discutables, notamment à propos de Fra Diavolo. Pourquoi imaginer que Zerline ne comprend rien à l’échange entre Lady Paméla et son mari dans Fra Diavolo ? A l’inverse, pourquoi imaginer que cette héroïne « n’est peut-être pas si naïve que ça » lorsque, par inadvertance, elle se pique avec une aiguille ? Et quand Zerline refuse de se laisser embrasser avant le mariage, est-ce vraiment une revendication d’autonomie ?
Le sujet est intéressant, et sans doute y aurait-il encore beaucoup à dire sur la question, en élargissant le débat par-delà Scribe, et indépendamment de tout proto-féminisme. Bien des œuvres lyriques françaises données à l’Opéra-Comique au cours du XIXe siècle ont souvent montré des femmes intelligentes, actives et victorieuses : qu’on aille donc voir Le Saphir de Félicien David, dont la shakespearienne héroïne ne recule devant rien pour triompher, ou Esclarmonde de Massenet, qui consomme avant le mariage mais finit par l’emporter. Victoire des femmes, oui, sans doute, et pas seulement chez Scribe, mais sur scène uniquement…