Les salles de spectacles ne sont pas les seules à repenser leurs modes de fonctionnement et de diffusion à cause de la crise du Coronavirus. Les labels ont également leur rôle à jouer, à l’heure où le recours au streaming, toujours plus massif, se doit désormais d’intégrer une logique de coût et devenir un élément de rémunération pour des artistes et institutions privés de représentations. Bel Air Classiques a réagi vite, en lançant une offre VOD disponible sur son site internet. Parmi les premiers titres publiés, ce Falstaff capté au Teatro Real de Madrid il y a à peine plus d’un an, mais que l’on ne peut regarder sans une certaine nostalgie, tant les applaudissements et les rires qui nous parviennent de la salle semblent les échos d’une période révolue.
Dans ce spectacle, pourtant, tout semble bien fait pour l’écran, à commencer par la mise en scène. Laurent Pelly ne surprendra personne en signant un travail particulièrement télégénique : que l’œil se porte sur les déplacements, qui tournent vite à la chorégraphie (la comparaison des lettres chez Ford), ou sur les personnages eux-mêmes, dont les costumes, perruques, mimiques dessinent, certes à gros traits, mais avec force couleurs, de vifs contours , il ne peut qu’apprécier l’animation permanente des séquences, le rythme jamais essoufflé de l’intrigue. Il est, surtout, flatté par un décor qui, lorgnant du côté des seventies avec son pub et sa demeure cossue, suscite des lignes de fracture très lisibles entre les personnages : d’un côté, des bourgeois conservateurs, à peine bousculés par le très convenable flirt entre Fenton et Nannetta, de l’autre, des punks, des marginaux. Certes, Falstaff n’aura jamais aussi peu ressemblé à un Sir ; ses provocations, son goût de la liberté, y perdent de leur saveur dès lors qu’ils les adressent à des gens qui ne viennent pas de sa propre classe. Certes, quitte à priser les relectures sociales du dernier opéra de Verdi, celle proposée à Aix-en-Provence par Herbert Wernicke, montrant le Pancione de Willard White en proie au racisme décomplexé des joyeuses commères de Windsor, paraissait plus cruelle et plus profonde. Mais l’on regarde avec plaisir cette comédie bien menée, culminant dans un début de scène de la forêt à la poésie savamment orchestrée.
Et l’on écoute avec plaisir une troupe qui ne fait défaut ni au chant verdien, ni au théâtre shakespearien. Car c’est bien d’une troupe qu’il faut parler, avec les limites et les avantages qui lui sont propres. Les limites : un certain déficit en très fortes personnalités, dans des rôles où l’oreille garde en mémoire tant d’incarnations historiques. Les avantages : la remarquable cohésion d’une équipe sans faiblesse, et dispensant même de très réels plaisirs musicaux. Il en va ainsi de l’Alice de Rebecca Evans, d’une merveilleuse ductilité de timbre, de la Quickly de Daniela Barcellona, qui évite malicieusement la surenchère, à l’inverse de Simone Piazzola, dont le Ford, doté de vraies séductions vocales, s’agite tant et si bien que les tourments et les zones d’ombres de son personnage passent un peu à la trappe. Au rôle éponyme, Roberto de Candia apporte la jeunesse d’une voix claire et généreuse, la discipline d’un chant qui, même dans les coups d’éclat ou dans la farce, n’oublie jamais les leçons du bel canto. Ce Falstaff dans la fleur de l’âge a de la fougue et de la fraîcheur ; les jeux de la séduction, avec lui, ne ressemblent pas au dernier tour de piste d’un libertin sur le retour. C’est heureux que ce refus du cabotinage se retrouve également dans la direction souple et dynamique de Daniele Rustioni, qui anime avec naturel une partition si inventive qu’elle n’a besoin d’aucune surcharge. La soirée passe vite et bien : en DVD ou en VOD, elle vaut le détour !
Verdi : Falstaff (Teatro Real – Madrid) from Bel Air Classiques on Vimeo.