Parmi toutes les victimes que le nazisme a faites parmi les compositeurs juifs de Tchécoslovaquie, on commence à bien connaître Viktor Ullmann et son Empereur d’Atlantis, Hans Krása et son opéra pour enfants Brundibar. Comparé à ces deux noms, Pavel Haas (1899-1944) fait encore figure de parent pauvre, et l’on ne donne guère son opéra Šarlatán, créé à Brno en 1938 et ressuscité scéniquement à Wexford en 1998.
Mais sans aller jusqu’à monter cette œuvre, on pourrait au moins interpréter la musique de Pavel Haas, notamment sa musique vocale. L’obstacle de la langue ? Mais à l’heure où Janáček est au répertoire de tous les théâtres, ce n’est est plus un, et le tchèque fait désormais bien partie des idiomes de l’opéra : la distribution du disque publié par le label britannique Resonus Classics le prouve assez, on y reviendra. De Janáček, d’ailleurs, il est inévitablement question lorsque l’on parle de Haas, puisque celui-ci décida de parachever sa formation musicale auprès du maître morave, au début des années 1920. C’est exactement de cette époque que date une moitié du programme du disque : 1921 pour ses Chants chinois, 1923 pour Fata Morgana, sur des poèmes de Rabindranath Tagore, dont l’omniprésence comme source d’inspiration mériterait une étude détaillée, que ce soit chez Zemlinsky (la Symphonie lyrique), Frank Bridge, Franco Alfano, Alfredo Casella, André Caplet, Jean Cras, Darius Milhaud ou tant d’autres… L’influence de Janáček est extrêmement perceptible dans l’écriture pianistique des trois Chants chinois ; révélée par Max Emanuel Cenčić dans Ottone de Haendel, la mezzo ukrainienne Anna Starushkevych en traduit à merveille toute la mélancolie. De la même période, Fata Morgana distille un climat raffiné aux harmonies précieuses, quasi ravéliennes parfois, et ce cycle d’une demi-heure, écrit pour ténor et quintette avec piano se place aux côtés des plus grandes réussites de la première moitié du XXe siècle dans le domaine de la musique de chambre vocale. Le ténor britannique Nicky Spence, qu’on a pu applaudir notamment dans Jenufa à Bruxelles ou Moïse et Aaron à Paris, prête à ces cinq pièces un timbre suave, tantôt jouant de la voix mixte dans l’aigu, tantôt donnant libre cours à la puissance de sa voix. Voilà un premier enregistrement mondial qui place d’emblée la barre très haut.
Près de deux décennies plus tard, son style ayant évolué par un certain dépouillement, Pavel Haas compose un recueil de chants dans le style populaire (1940), puis, l’année de sa mort à Auschwitz, Quatre chants sur des poèmes chinois (1944). Avant tout mozartienne, la soprano australienne Anita Watson aborde les sept chants populaires avec un organe limpide mais parfois déjà entaché de vibrato. Pour l’une de ses ultimes compositions, Haas revient à cette poésie chinoise qui l’avait inspiré vingt ans auparavant. La basse britannique James Platt interprète ces quatre textes avec la simplicité qui convient.
On le voit, pas un seul des chanteurs n’est originaire de l’ex-Tchécoslovaquie, et trois d’entre eux ne viennent même pas d’Europe de l’est. Quant au quatuor Navarra, il est britannico-irlando-néerlandais. Tchèque est néanmoins la pianiste Lada Valešová, directrice artistique de ce très beau disque qui prouve, si besoin en était, que ce répertoire-là est à tout le monde, pourvu qu’on se donne la peine de chercher à le défendre.