Après Poème, disque presque austère, consacré à la musique française du XXe siècle (Ravel-Messiaen-Dutilleux), Renée Fleming revient avec un récital bien différent, où ses fans la retrouveront dans le territoire où elle est le plus à même de séduire, exception faite de deux ou trois choix curieux, mais qu’on lui pardonnera bien volontiers. Avec son timbre dont l’opulence crémeuse a déjà fait couler beaucoup d’encre, la diva américaine n’a absolument rien à partager avec le personnage de Lakmé, mais le duo des fleurs de l’opéra de Delibes est désormais une de ces « sucettes » qui font se pâmer le public, et c’est avec ce morceau que se concluait le programme de la série de concerts récemment donnés par Renée Fleming et Susan Graham autour de la mélodie française. La mezzo apparaît ici le temps d’une plage, en Mallika, et l’on admettra sans chipoter qu’en fait de Lakmé c’est ici une grande dame qui joue à la petite fille : face à une telle « jeune hindoue », il faudrait un heldenténor en Gérald. Le résultat est plus articulé, moins purement hédoniste que ce qu’en faisait Joan Sutherland, mais ce n’est sans doute pas ce que l’on retiendra le plus de ce disque. Curieusement, Fleming convainc bien plus dans « Les Filles de Cadix » du même Delibes, tant les affèteries enjoleuses qu’elle y met conviennent à cette espagnolade de salon. La « Villanelle » des Nuits d’été pourra étonner, en début de récital, mais the people’s diva adapte avec jubilation cette page célébrissime à ses moyens actuels. Là encore, oublions toutes les références et laissons Fleming fleminguiser un peu.
En dehors de ces trois plages qu’on pourra juger contestables, tout le reste du disque intéresse, enchante ou subjugue, malgré l’orchestration passablement guimauve choisie pour les deux extraits des Canciones populares de Manuel De Falla. Le mélomane pourra même y faire quelques belles découvertes, comme la mélodie « Ombra di Nube », de Licinio Refice (1883-1954), prêtre qui écrivit beaucoup pour son amie Claudia Muzio, et à qui l’on doit une quarantaine de messes très opératiques, ainsi que le drame sacré Cecilia (1934). Dans un tout autre répertoire, l’aria de Marie-Antoinette dans The Ghosts of Versailles, de John Corigliano (à la création en 1989, la jeune Fleming n’était « que » Rosina), est une très heureuse surprise, et l’on en vient même à comprendre que, pour des raisons autant artistiques qu’historiques, Laurent Brunner veuille monter l’œuvre à l’Opéra royal de Versailles. Appréciée au Met pour sa Tatiana d’Eugène Onéguine avant que le rôle ne lui soit raflé par Anna Netrebko, Renée Fleming donne aussi à entendre un extrait d’Ondine, le deuxième opéra de Tchaïkovski (1869), que le Maryinsky ne consentit jamais à monter et dont le compositeur détruisit la partition en 1873, n’épargnant que quelques numéros ; l’air de l’héroïne est un des rares morceaux à avoir ainsi survécu, et fait amplement regretter la disparition de l’œuvre. Cette nymphe des eaux ne saurait manquer d’évoquer la Roussalka de Dvořák, un des grands rôles de Fleming, qui a assez dit qu’elle avait des ancêtres tchèques : il était donc légitime qu’elle fasse enfin profiter d’autres œuvres tchèques du retentissement que sa propre gloire peut leur conférer. En l’occurrence, elle ne s’aventure pas bien loin, Lucia Popp ayant déjà immortalisé l’air d’Armide, et la Berceuse du Baiser de Smetana étant un grand classique que d’autres cantatrices avant elle ont interprété en allemand (Rita Streich, Sena Jurinac). Malgré tout, son timbre crémeux donnera peut-être des idées à certains directeurs de théâtre pour renouveler un peu le répertoire.
Le « Phydilé » de Duparc est un moment d’intense volupté, tant l’atmosphère de la pièce est en adéquation avec ce que Fleming sait faire de mieux, laissant se déployer sa voix au gré du parcours hédoniste que la mélodie propose au cœur d’un vaste paysage parnassien. Canteloube fait partie de ces compositeurs français que de nombreuses divas non francophones ont eu à cœur de défendre, et Renée Fleming avait inscrit l’entrainant « Malurous qu’o uno Fenno » parmi les bis de ses concerts de mélodies françaises. S’y ajoute ici le contrepoint mélancolique de « La Delaïssado », qui rejoint les pièces plus rêveuses ou mélancoliques de l’album. Dans ses concerts « modernité viennoise », la soprano avait inclu, dans un parcours allant de Brahms à Schönberg, deux des Wesendonck Lieder, dont « Träume » qu’on retrouve ici, une des rares interprétations wagnériennes de celle qui ne s’y est plus guère risquée depuis son Eva bayreuthienne de 1996. Et elle y donnait en bis ultime ce « Frag mich oft » qui n’est pas tout à fait de Johann Strauss puisque cet air est tiré d’un singspiel-pasticcio pour lequel Korngold arrangea Strauss en 1930, comme le ferait bientôt Oscar Straus pour Trois Valses (1935), le tout ayant connu un vif succès sous le titre Valses de Vienne en France ou The Great Waltz dans les pays anglophones. Et avec « Danny Boy » comme ultime plaisir coupable, ultime péché tant agréable, le disque se termine sur la pointe des pieds, Unbewusst, Höchste Lust !