Deustche Grammophon poursuit la réédition des incunables de sa collection lyrique, sous une présentation modernisée : un coffret cartonné comporte désormais un Blu-Ray en plus des CD et du livret (bi- ou trilingue selon les cas, mais toujours avec une traduction française). Sur le contenu, rien de nouveau, s’agissant d’enregistrements officiels bien connus des discophiles, mais à chaque fois l’occasion de confronter des versions légendaires, vieilles de plusieurs décennies, avec le souvenir que l’on en avait gardé ou, plus prosaïquement, avec le dernier état de la discographie.
Nous revient ainsi le Fidelio de studio enregistré à Vienne par Leonard Bernstein en 1978, dans la foulée de représentations au Staatsoper restées dans les mémoires. Sans manquer d’atouts – loin s’en faut – cette version ne saurait se placer sur le podium de tête d’une discographie abondante. La distribution, ainsi, révèle quelques faiblesses : en Pizarro, Hans Sotin, égaré en aboiements dans quelque contrée wagnérienne, s’est trompé d’opéra, tandis que le Rocco de Manfred Jungwirth indiffère ou ennuie. Adolf Dallapozza est un Jacquino agréable, mais aisément oubliable.
René Kollo cherche à bien faire en Florestan, ses moyens sont, à l’époque, encore appréciables, mais il est comme souvent trahi par sa technique rudimentaire. Le fameux « Gott! » d’entrée en est une bonne illustration : ainsi, le pianissimo imperceptible par lequel il attaque est plutôt réussi, mais le crescendo qui suit débouche sur un forte qui expose impitoyablement un vibrato désagréable… Ce Florestan ne peut sérieusement soutenir la comparaison avec les grands titulaires du rôle que sont Jon Vickers, Julius Patzak, Anton Dermota ou, plus près de nous, Jonas Kaufmann, tous dispensateurs de frissons majuscules.
Malgré la prestation irréprochable de Dietrich Fischer-Dieskau dans les quelques phrases de Fernando, on constatera que les femmes sont mieux servies que les hommes. Ainsi, on s’extasiera sans réserve sur la Marcelline divine de Lucia Popp, à jamais inapprochable, qui dispense avec générosité les mille trésors de sa voix de miel, et ferait fondre de tendresse le plus indécrottable pisse-froid. On saluera également avec respect la Leonore de Gundula Janowitz, pour la performance qu’elle propose: voici à l’évidence une voix qui n’est pas celle du rôle, mais qu’importe. Ici investie comme rarement alors qu’on la sait plutôt placide de tempérament, la chanteuse pousse sa voix à ses limites, frôle plusieurs fois la rupture (fin de « Abscheulicher »…) mais ne rompt jamais. Voici une Leonore vibrante de fragilité, très musicale aussi, qui touche et émeut. L’incarnation de Janowitz est, pour tout dire, bien plus passionnante que celle d’Helga Dernesch chez Karajan, ou celle de Birgit Nilsson, plus monolithique, mais Christa Ludwig reste hors de portée…
Reste le cas le plus complexe: celui du chef. La direction de Leonard Bernstein ne laisse pas indifférent, c’est un euphémisme. Très contrastée, théâtrale en diable, elle aligne des intuitions de génie (l’enchainement de la fin du duo du II avec l’ouverture Leonore III), suivies de brutales chutes de tension : l’Ouverture en offre un condensé saisissant. Partout les détails foisonnent, qui témoignent d’une vraie réflexion sur la partition, et pourtant, la logique d’ensemble ne parvient pas à se dégager nettement. Il est difficile, en réalité, de formuler un jugement définitif sur cette direction si singulière qui se distingue nettement de l’approche marmoréenne de Klemperer, de l’hédonisme auto-centré de Karajan, de la légereté mozartienne de Fricsay ou de la puissance mystique et profondément humaniste de Furtwängler. Alors, captivante ou irritante, la direction de Bernstein? Cela dépendra sans doute de l’humeur du jour !