Après Iberia (Albéniz), confié à Jean-François Heisser ou l’Ecole de Vienne (Schönberg, Berg, Webern) revisitée par le pianiste brésilien Jean-Louis Steuerman, les « Musicales » d’Actes Sud proposent « Songs from an Island » (Britten, Warlock, Quilter) par le ténor Simon Edwards qu’accompagne au clavier Simon Lebens. En créant en 2010 cette collection, l’éditeur arlésien souhaitait offrir aux artistes une « alternative ambitieuse à leur projet », convaincu que « dans le contexte actuel, penser une autre manière de consommer la musique enregistrée devient une nécessité. » A la dématérialisation qui menace l’industrie du disque, Actes Sud répond par la provocation et investit dans un support luxueux, une manière d’objet hybride au format DVD, sauf qu’il ne contient aucun film.
En l’occurrence, le photographe et cinéaste Alain Fleischer a reçu commande du texte et des photographies joints au CD. L’artiste interroge, avec une étonnante franchise, les relations de la musique aux images, n’hésitant pas à qualifier de « contre-nature » son rapport à la photographie, « art de l’instant et de la fixité visuelle » que tout oppose à « l’art de l’ondulation, de la durée et de la temporalité des sons ». Il confie ses doutes, mais également l’émotion que lui procurent ces œuvres dont l’ambiance lui rappelle des souvenirs de lecture ou de cinéma – c’est la piste qu’il a manifestement explorée pour se tirer d’embarras. Entre ces pages vocales et ses propres montages en noir et blanc, où portraits d’acteurs, silhouettes préraphaélites, fragments de manuscrits et portées musicales se superposent à des décors évoquant la Grande Bretagne, le rapprochement est laissé « à la discrétion, à l’appréciation de l’acquéreur d’un coffret où sont rassemblés l’enregistrement musical d’un côté, le petit livre imprimé de l’autre ». D’un côté et de l’autre, il ne croit pas si bien dire, tant la distance entre ses clichés et la musique nous paraît infranchissable. Nous avons peine à croire que leur juxtaposition puisse féconder l’imagination des mélomanes que la lecture du livret ne risque pas davantage de stimuler.
Alain Fleischer ne conçoit pas une « réception de l’ensemble », au cours de laquelle nous découvririons son travail tout en écoutant le disque, mais émet l’hypothèse qu’il puisse être appréhendé tel un avant-propos, un prélude silencieux ou comme un postlude, offrant à l’auditeur la possibilité de vérifier ses impressions visuelles en prenant connaissance « [d’]une interprétation en images qui est à la fois celle de la musique d’un compositeur et de son interprétation par des musiciens. » Rien n’est sûr, tout semble possible, la démarche baignant dans ce flou caractéristique d’un certain art contemporain où chacun est invité à participer au processus créatif. Du programme musical, en revanche, le photographe n’a pas grand chose à dire et il enchaîne les platitudes : « en écoutant les songs de Benjamin Britten, de Peter Warlock et de Roger Quilter, j’entends à la fois la langue anglaise et un usage de la voix qui appartient à la tradition du lied » ou encore : « ce chant, ces mélodies, ces paroles peuvent être doux, mélancoliques, et évoquer une solitude romantique au milieu d’une nature bucolique. » Actes Sud, qui promet pourtant sur son site un riche appareil critique comprenant une analyse de l’œuvre, ignore manifestement l’importance de la poésie dans cette tradition du lied et ne fournit pas les textes chantés, lacune plutôt piquante de la part d’un éditeur littéraire. De surcroît, il réussit à se tromper dans l’ordre des plages.
Simon Edwards possède un réel sens de la narration, qui plus est servi par une excellente diction, grâce auquel il tire son épingle du jeu dans les quatre premières mélodies de Britten (« The Plough Boy », « The Ash Grove », etc.) et dans les vifs instantanés de Quilter, mais ailleurs, l’émission, raidie, fatiguée et la monochromie du timbre entravent l’expression et lassent rapidement. Heureusement, qu’il s’agisse du cycle de jeunesse de Britten sur des poèmes de William Auden, On the Island, ou de ses arrangements de folk songs, les versions autrement abouties ne manquent pas (P. Pears, P. Langridge, J. Gilchrist, F. Lott…) Pour réentendre les pièces de Peter Warlock, moins courues, dans de meilleures conditions, les curieux se tourneront vers Ian Bostridge (« Rest, Sweet Nymphs », « Jillian of Berry »), James Bowman (« Sleep ») ou encore Andrew Kennedy, qui a consacré un magnifique album au compositeur (The Curlew). Des intentions louables, mais une réalisation bâclée : Actes Sud nous a habitué à mieux, beaucoup mieux, ainsi qu’en témoignent les nombreuses publications consacrées aux musiques les plus diverses qui émaillent son catalogue.