Est-il possible de publier un enregistrement dont la principale interprète connaît des défaillances régulières de justesse et maîtrise mal son vibrato ? La question ne semble pas s’être imposée aux promoteurs du projet. Pourtant, c’est au début d’une série de représentations que l’enregistrement a été réalisé. Yannick Boussaert avait rendu compte de celle du 3 octobre (Il faudra plus que Jessica Pratt…), postérieure de dix mois à cette captation (*). Sous le coup de la stupéfaction, la tentation d’intituler ce compte-rendu « Oubliez Jessica Pratt ! » m’est venue. Quel artiste n’a connu, de façon ponctuelle, une défaillance ? Soit, mais d’autres prises audio ayant été réalisées, ne serait-ce qu’aux répétitions, il semblait possible de corriger les passages incriminés. Le reste de la distribution remplit correctement voire remarquablement son contrat, nous le verrons.
L’ouvrage est relativement rare, sur scène comme au disque. L’action se déroule vers 1760, avant la réunion de la Savoie à la France (1792), mais il fut créé cinquante ans après. « Aux montagnes de la Savoie, je naquis de pauvres parents » chantait-on alors … En 1815, la province allait attendre le référendum de 1860 pour rejoindre définitivement la France. Le livret s’inscrit donc dans l’actualité du temps, où les petits ramoneurs savoyards étaient nombreux à Paris. Les parents de Linda, l’héroïne, espèrent que la marquise, propriétaire de leur exploitation, renouvellera leur bail. Cette dernière a un frère, parisien en visite, qui convoite la jeune fille, dont l’amoureux, Carlo, se révèlera être… le fils de la marquise. Après bien des péripéties, et que Linda ait perdu la raison, tout se terminera pour le mieux, évidemment. L’ouvrage est frais, gracieux, sentimental, comme l’attendait le public du temps. Toutes les voix sont équitablement servies, avec cavatine, ballade, romance, brindisi, duos, ensembles et chœurs variés à souhait.
Après les observations du début, nous ne retiendrons de Jessica Pratt – Linda – que l’émotion, la passion (« A consolar mi affrettisi ») et les coloratures de haut vol. Carlo, l’artiste pauvre, en réalité neveu du marquis de Boisfleury, est un valeureux ténor, Francesco Demuro, qui trouve les accents justes pour exprimer son amour comme ses angoisses. Pierotto, l’ami de Linda, est confié à Teresa Iervolino, beau mezzo, bien timbré, émouvant. Dès son « Per sua madre », où le jeune orphelin chante la complainte de la jeune fille qui n’écoutait pas sa mère et dut s’en repentir, elle s’impose comme une des meilleures voix de la distribution. Antonio est la préfiguration du père verdien. Il répudiera sa fille qu’il croit vivant de ses charmes dans les beaux quartiers, mais reconnaîtra son erreur lorsque l’heureux dénouement permettra le mariage de Linda et de Carlo. Le baryton Vittorio Prato est solide, doté de l‘autorité vocale et dramatique attendue. Fabio Capitanucci, le marquis de Boisfleury, est une basse bouffe, dont l’air avec chœur du dernier acte est réjouissant. Des personnages secondaires, on retiendra Michele Pertusi, basse sonore, qui campe un préfet crédible, Maddalena, la mère discrète de Linda, confiée à Marina De Liso, et l’intendant (Antonio Garès) remplissent correctement leur office.
Avec la réserve relative à la justesse parfois approximative de Linda, les ensembles sont autant de réussites, particulièrement le septuor a cappella du dernier acte « Compi, o ciel ». Les nombreuses interventions du chœur sont bienvenues, claires et bien projetées (le choeur des Savoyards qui ouvre le 3ème acte est remarquable).
L’orchestre du Mai florentin, familier de ce répertoire, sinon de l’ouvrage, répond aux sollicitations de Michele Gamba, qui sait ménager les climats des différentes pages. L’ouverture – un arrangement par le compositeur d’un de ses quatuors à cordes – plante le décor bucolique des premières scènes, apaisé, serein. Les pages lyriques, comme tourmentées ou douloureuses, font l’objet d’une attention particulière, et le dramatisme est empreint de naturel.
(*) avec une distribution sensiblement différente