Un son précaire, bouché, un souffleur placé trop près des micros, voilà qui éloignera les non-initiés, dissuadera les amateurs d’un Puccini stéréo. Les autres, dont nous sommes, hurleront leur enthousiasme.
Ce soir du 20 juin 1958, à Bruxelles (qui accueillait alors l’Exposition universelle), La Scala était en déplacement. Cast de gala, public applaudissant quand entre la Tebaldi, ou quand le rideau se lève sur des décors qu’on devine luxueux… Merveille !
Mais ce n’est pas ce luxe ici qui nous retient. C’est d’abord l’orchestre, donc Gavazzeni. Jamais, non jamais, on n’avait entendu l’orchestre puccinien de Tosca traité ainsi. On a pu l’entendre tendu, rutilant, dramatique, agité, plus ou moins fracassant. Jamais on ne l’entendit si simplement lyrique, c’est-à-dire chantant. Il faut écouter la scansion chantée des premiers moments du premier acte, le dosage des crescendi dans le second, le mélange des timbres, l’art infinitésimal du rubato – allant bien au-delà de l’éloquence et de l’effet. On a beaucoup vanté le savoir-faire de Gavazzeni et son sens de la tradition. Pourquoi ne pas parler ici tout bonnement d’un chef de génie, portant le sentiment puccinien (prélude du 3e acte !) comme d’autres ont dans le sens le phrasé wagnérien. Il y a là des piani subito qui sont à fondre et à pleurer (fin du 2e acte). Une tendresse rustique lorsque le soleil se lève sur Rome qui n’est qu’à lui, qui n’est qu’à La Scala. Enfin, dans cet opéra si riche en duos, une écoute des chanteurs, un art de la respiration, qu’on ne connaît pas à certains chefs par trop fêtés. Le finale vous coupera le souffle et vous conduira aux limites de l’apoplexie.
Heureux temps où le cast tout entier était italien. Car au sens aigu de l’orchestre puccinien s’ajoute chez les chanteurs un sens inné de la parole italienne, des inflexions géniales que Puccini lui confère, parfois aux limites du parlando.
Callas a été, dit-on, la Tosca du siècle. Elle en avait certainement l’incandescence, quand Tebaldi en avait la distinction. Mais ce 20 juin, Tebaldi a aussi l’incandescence. Une sensualité et une tenue hors du monde. Son duo-duel avec Scarpia la trouve dans une éploration inouïe, où l’on sent physiquement palpiter la peur. Dans le duo du 3e acte, personne n’a chanté de façon aussi caressante, trouvant le grand arc du phrasé dans les répliques les plus simples, l’accent juste – et l’on se souvient que ce duo est le duo de séduction et d’amour triomphant que Puccini avait imposé contre l’avis de Ricordi : lui donner sa plénitude d’affect, c’est entendre au mieux les vœux du compositeur. Indescriptibles, ces moments de raucité parlée, ces cris dont on pense trop qu’ils furent l’apanage du génie callassien : « Assassino, voglio vederlo ! », « Mario, su presto, Mario, MARIO, AAAAAAAAAAAAAAAH », « O Scarpia, avanti a Dio ! »… Il faut entendre ces moments où la parole déjante et trouve les ressources d’un tragique naturaliste assumé.
Face à elle, Bastianini en Scarpia, ce n’est plus du luxe, c’est le paradis. Une voix noire et compacte comme on sait, d’une noblesse absolue, et l’on frémit lorsque s’immisce dans ce chant quelque chose comme une envie de sang, une haleine de meurtre et de sexe, qui lui tord la bouche. Ce n’est pas là un démon libidineux et répugnant, c’est vraiment le noble baron qu’envahissent le désir, l’appétit de luxure. Il y a quelque chose en lui de cruel et de sévère, mais rien, jamais, de débraillé. L’on sent chez lui une contenance luttant contre le désordre érotique, mais ne réussissant qu’à en augmenter l’empire.
Giuseppe di Stefano a moins de douceur que Pavarotti, moins d’héroïsme que Corelli. Il est cependant le plus juvénile et le plus doux des Mario. Le peintre qu’indigne l’injustice – cette figure par essence idéaliste et romantique – trouve dans cette voix claire, lumineuse, naïve aussi jusque dans ses limites techniques mais franche – ô combien ! – une sorte d’achèvement. La scène nous le fait entendre moins soucieux d’enjôler que de vivre et brûler. Il y a chez lui une désinvolture latine et une sincérité sans pareilles. Les piani magiques d’« E lucevan le Stelle », la ligne insinuante de ce chant plein de rubati illicites et de points d’orgues frémissants nous conquièrent sans partage. D’autres commenteront ses aigus trop ouverts, nous préférons rendre les armes et clamer Bravo Pippo !
Un Angelotti des grands soirs (Nicola Zaccaria, très en voix), un Sacristain impayable avec Carlo Badioli (tous les Sacristains sont ronchons, lui rigole tout le temps), un Spoletta moins tenorino qu’il n’est d’usage mais fétide et fébrile (Rinaldo Pelizzoni), et c’est tout un monde qui prend vie, sans parler même du jeune chanteur anonyme fredonnant « Io de’ sospiri ».
En bonus, un concert romain de 1954 avec des extraits de Manon Lescaut, Gianni Schicchi, La Bohème avec Di Stefano et Tebaldi, hélas sans Gavazzeni (Paoletti n’a pas la baguette légère), mais la fraîcheur vocale, l’épanchement, la lumière sont inégalées – et, partout, abonde une générosité devenue rare.
Sylvain Fort.