Ça commence comme une blague ringarde : un Français, un Italien, un Anglais et un Espagnol débarquent sur une île. Le livret, daté de 1771 s’amuse de sa propre inanité, quand on s’y étonne de trouver l’Alcina de l’Arioste en plein XVIIIe siècle. A l’orée d’une longue carrière, le poète Bertati privilégie la pure bouffonnerie en jouant sur les stéréotypes nationaux – un Allemand s’ajoute à l’affaire – ainsi que sur la figure de la magicienne, ici plus coquette qu’autre chose. Manque ici le mélange des genres typique du dramma giocoso d’alors, où le comique côtoie le demi-caractère sentimental et une touche de sérieux. Le jeune Mozart se montre fidèle à ces canons dans La finta semplice et La finta giardiniera (1769). Presque contemporaine, L’isola d’Alcina s’inscrit toutefois dans une veine plus uniformément légère, en dépit de quelques touches de style sérieux.
Quatre godelureaux arrivent sur une île où habite Alcina ; Clizia et Lesbia leur en vantent les charmes. Ils se promettent de ne point succomber mais, évidemment, tombent tous amoureux de la magicienne. Une fontaine ayant la faculté de faire oublier sert de prétexte à d’autres pitreries à la fin du premier acte : chacun·e y va de son petit air, entre parodie du serio métastasien et chansons nationales ; on songe au finale du Viaggio a Reims. Deuxième acte. Alcina martyrise successivement ses galants. L’Allemand Brikbrak débarque et s’allie à Clizia et Lesbia, désireuses de fuir avec les garçons. Finale dans la chambre de l’enchanteresse, chorégraphie bouffonne alors que Brikbrak essaie de lui régler son compte. Alcina s’éveille mécontente dans la confusion générale. L’acte III parodie l’abandon d’Armide par Renaud. Alcina implore, se chamaille et trépigne, mais échoue à retenir le bateau où ses suivantes et tous ces messieurs ont embarqué.
Si l’on accepte de s’en tenir à la blague, l’opéra assure une soirée des plus plaisantes, et l’œuvre connut une quarantaine de reprises pendant une dizaine d’années, de Dublin à Prague en passant par Mannheim et Corfou. Les compositeurs Giacomo Rust et Francesco Bianchi se saisirent du texte pour en donner leur propre version. Quant à Bertati, il laissa plus de 70 livrets, majoritairement comiques, parmi lesquels un Don Giovanni Tenorio qui put inspirer Da Ponte en 1787, et Il matrimonio segreto en 1792, qui témoigne de l’important évolution du genre comme de l’art du dramaturge.
Le Véronais Gazzaniga fut un de ses collaborateurs réguliers. Apprécié dans le serio comme le buffo, Gazzaniga signe une musique agréable de bout en bout. Bien qu’il s’agisse d’archétypes plus que de personnages complexes, les portraits sont brossés vivement dans un ton alliant parodie et cocasserie. Si l’on déplore l’absence de véritable évolution et l’inconséquence de tous les événements, l’opéra progresse sans ennui, avec mille motifs accrocheurs. Les airs se suivent au détriment d’ensembles que certaines situations auraient pu appeler, mais les fins d’acte permettent à la troupe de s’amuser ensemble. Superficiel, l’opéra n’en est pas moins réjouissant.
Son succès repose avant tout sur le collectif. Bonne idée d’avoir distribué des artistes dont la nationalité correspond à celle de leur incarnation : ils n’ont aucun scrupule à y aller à fond. Loin des clés de fa bougonnantes qui peuvent empeser le genre, il règne une atmosphère de jeunesse avide de s’amuser. L’Espagnol est la seule véritable voix grave, même si James et le baron Brikbrak hésitent entre ténor et baryton. Cocorico, le premier amoureux est évidemment le Français La Rose, qui s’exprime dans un sabir franco-italien. Kaëlig Boché jongle avec virtuosité entre les deux idiomes avec une voix de ténor d’opéra-comique parfaitement adaptée à des airs qui exigent surtout un sens du récit et de la caractérisation. Moins haut en couleurs, le Brunoro confié au ténor Enrico Iviglia doit affronter deux airs difficiles imprégnés de vocalité… italienne, hérissés de coloratures. British soucieux de son image, James a pour lui un air « à catalogue » – style particulièrement prisé par Bertati – dont Roberto Scaltriti et Rousset avaient jadis laissé un bel enregistrement. William Wallace s’y montre un poil terne. L’Espagnol Don Lopez répond à un stéréotype plus enflammé, bien servi par le baryton José Antonio… López. Baryton aussi, Florian Götz caractérise vivement un Brikbrak fruste et peu dégourdi, dont l’accent tudesque est retranscrit dans le texte. Le procédé renvoie notamment au Tagliaferro de la très fameuse Buona figliuola de Piccinni (1760), mais aussi à l’un des déguisements de Vespina dans L’infedeltà delusa (Haydn et Coltellini, 1773), ou encore à Orlando de Giannina e Bernardone de Cimarosa (1781). Évidemment, c’est de ce balourd indifférent qu’Alcina tombe amoureuse… En 1771, à Venise, Gazzaniga écrivit le rôle pour la sulfureuse Anna Zamperini, peu de voix mais charme à revendre, pour laquelle le public se pâma de Londres à Lisbonne. Un rôle sur mesure qui joue sur la charge érotique de la chanteuse sans trop solliciter ni aigu, ni vocalises. Après maintes agaceries, dont un air vénitien, la femme fatale trouve brièvement des accents plus introspectifs ou parodie l’opera seria au II et au III. La soprano Francesca Lombardi Mazzulli s’y trouve très à son aise, avec de séduisantes couleurs dans le médium et le grave. La sœur d’Anna Zamperini était de la création en Lesbia, à laquelle Alice Madeddu prête un soprano pimpant. En Clizia, Margherita Maria Sala offre les belles couleurs sombres de son contralto en contrepoint.
Werner Ehrhardt et l’ensemble L’Arte del mondo ont choisi le manuscrit des représentations viennoises de 1774, ainsi que l’air « Sono Alcina » inséré par Haydn pour des représentations à Esterháza en 1779. S’il ne faut pas attendre la sophistication instrumentale qui fait le charme du dramma giocoso viennois dès les années 1760, dont Gassmann puis Salieri furent les champions avant l’apogée des années 1780, la partition est donnée avec toute l’alacrité voulue. Tout juste regrette-t-on parfois un peu plus de rondeur et d’abandon. Bavard et spirituel, le pianoforte tenu par Massimiliano Toni assure la liaison efficacement, et les récitatifs ont toute la vie nécessaire. Le public de Leverkusen a visiblement apprécié les représentations dont ce coffret est le reflet, avec l’énergie perceptible du théâtre en direct. Après La finta giardiniera d’Anfossi, La scuola de’ gelosi de Salieri puis La fiera di Venezia du même, ces artistes viennent encore enrichir notre connaissance de l’opera buffa des années 1770.