Régulièrement, l’industrie du disque jette son dévolu sur un(e) jeune artiste qu’elle décide de porter artificiellement au pinacle, à grand renfort de premiers disques bâclés et de vidéos promotionnelles ruisselantes de mauvais goût. Par bonheur, ce mal ne frappe que quelques (mal)heureux élus, et il y a beaucoup plus de chanteurs et de chanteuses dont le talent est reconnu sans qu’il leur faille passer par ce ridicule mais lucratif battage médiatique.
C’est le cas de Katharina Konradi. Ne cherchez pas, à moins de fréquenter Wiesbaden et Hambourg, vous n’avez probablement jamais entendu parler d’elle. Cette soprano kirghize a remporté en 2016 le prix décerné depuis 1975 dans le cadre du Deutscher Musikwettbewerb ; entre autres récompenses, l’occasion lui a été donnée d’enregistrer son premier récital. Et là, divine surprise, ce n’est pas un programme de bric et de broc concocté en vitesse qui nous est proposé, mais un exact reflet de ce que cette jeune chanteuse a travaillé pendant ses études et de ce qu’elle pu interpréter lors de différents concerts. Autrement dit, un répertoire assidument fréquenté et travaillé, des choix mûris et assumés qui ont en plus l’heur de nous entraîner hors des sentiers battus.
Bien sûr, il n’y a pas absolument que des raretés sur ce disque. « Morgen » est un tube de Richard Strauss, tout comme certaines des mélodies de Rachmaninov, et même les trois Schubert incluent quelques pages raisonnablement connues. Chez Debussy, on est quand même allé chercher la première version de « Clair de lune », par exemple. Et tout le reste relèvera pour beaucoup d’auditeurs, sans doute, de la découverte : deux lieder de Manfred Trojahn (dont le Staatsoper de Vienne donnera l’an prochain l’excellent opéra Orest), deux magnifiques mélodies de Lili Boulanger, qui commencent à peine à s’imposer dans les programmes, un cycle de Krenek et même du Lori Laitman. Si cette compositrice américaine ne nous avait guère convaincu avec son opéra The Scarlet Letter, ses songs permettent d’apprécier sa veine mélodique sans avoir à pâtir d’une orchestration banale et guimauve (même si le recours à une clarinette lorgnant sur le style klezmer n’est pas ce qui se fait de plus original pour mettre en musique des textes écrits par des enfants au camp de Terezin).
Quant à la voix, elle est infiniment charmante, et l’on comprend qu’elle ait pu séduire le jury du DMW. Toute en déployant une belle aisance dans l’aigu, Katharina Konradi parvient à préserver la pureté du son sans jamais paraître désincarnée, et s’invente des couleurs variées. Elle passe aussi sans heurts d’une langue à l’autre (allemand, russe, anglais et un français très correct – si l’on comprend moins bien le texte d’ « Apparition », c’est en partie à cause de Mallarmé et de Debussy). La collaboration précieuse de Gerold Huber, pianiste attitré de Christian Gerhaher, permet de rendre justice à des partitions ambitieuses.
Excellente surprise donc que ce disque d’une jeune artiste qui a choisi la voie de la sagesse : au cours de la saison prochaine, qu’elle passera entièrement à Hambourg, son rôle le plus exposé sera Oscar du Bal masqué.