« Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant ». C’est avec cette phrase que Proust ouvre le récit des séances de lanterne magique de son enfance, dans sa chambre de Combray. Ces plaques de verre colorées, aujourd’hui conservées au musée d’Iliers, témoignent de la popularité d’une légende aujourd’hui bien oubliée, mais jadis aussi connue que les contes de Perrault. Si Walt Disney s’en était emparé, peut-être le serait-elle encore, mais ce récit de cruauté conjugale n’a rien de bien enfantin (vous avez remarqué qu’on n’a pas tiré de dessin animé de « Barbe-bleue » ?), et a notamment inspiré à Schumann un opéra détaillant les malheurs de l’héroïne.
Il n’est donc pas étonnant que, dans son entreprise de désacralisation des mythes occidentaux, Offenbach s’en prenne à Geneviève de Brabant, même si son sort nous est aujourd’hui moins familier que celui d’Orphée ou d’Hélène de Sparte. Geneviève de Brabant est d’ailleurs l’une de ses partitions qu’il retravailla le plus, puisqu’on en dénombre trois versions en l’espace d’une quinzaine d’années. L’état « intermédiaire » de 1867 a été donnée par la RTF en 1956, c’est aussi celle qu’on pourra voir à Montpellier en mars 2016, mais on serait curieux de pouvoir entendre un jour la grande féerie de 1875.
Bizarrement, le rôle-titre est loin d’être le personnage principal, et les airs les plus marquants reviennent à l’époux de Geneviève, Sifroy, au page Drogan. Si l’œuvre n’a pas la popularité des titres les plus célèbres d’Offenbach, cela tient sans doute en partie au livret, mais aussi à la relative absence d’airs vraiment mémorables, le seul pouvant s’inscrire dans les esprits étant « Une poule sur un mur » à la fin du premier tableau. Les deux hommes d’armes Grabuge et Pitou permettent une satire de la police et de l’armée comme dans Les Brigands ou La Périchole, mais la scène de la répudiation de Geneviève, qui fait un instant espérer une savoureuse parodie de Meyerbeer, laisse un peu l’auditeur sur sa faim.
En 1956, la radiodiffusion française avait pourtant bien fait les choses, en réunissant pour les petits rôles toute une galerie de « trognes » vocales comme il en existait alors (Ah, le timbre invraisemblablement nasillard d’André Balbon ! Ah, les gendarmes de Genio et Pierre Germain, l’ermite en voix de tête de Jean Mollien !) et en reformant le couple idéal des Mamelles de Tirésias enregistrées trois ans auparavant : Jean Giraudeau, Sifroy survolté, et Denise Duval, hélas bridée par les limites du personnage. Robert Massard est un somptueux Charles Martel mais n’a finalement pas tant de choses à chanter. Reste le cas de Drogan, le pâtissier devenu page par amour. C’est un des ces rôles travestis comme Fragoletto dans Les Brigands, marmiton comme Croûte-au-Pot dans Mesdames de la Halle. Au nom d’une conception étroite du réalisme, la mauvaise habitude avait été prise de confier ce genre de rôle à un tenorino (ici Michel Hamel), alors que le personnage est clairement un descendant de Chérubin, comme le soulignent les trios réunissant le page, Geneviève et sa suivante Brigitte, lointain écho de la typologie vocale des Noces de Figaro. Comme d’habitude dans ce genre de concert radiophonique, l’ouverture a disparu, et il faut subir l’horripilante présentatrice qui délaisse son style guindé et se croit drôle.
En complément de programme, le label Malibran propose La Permission de dix heures, où l’on retrouve certains artistes présents dans Geneviève de Brabant, rejoints par d’autres voix habituées de l’exercice, avec notamment un Alsacien à l’accent aussi caricatural que dans Lischen et Fritzchen.