Créée en 2008 à l’opéra de Los Angeles, la mise en scène décapante de Gianni Schicchi par Woody Allen trouve avec l’interprétation de Placido Domingo une deuxième excellente raison de prendre place dans nos DVD-thèques. Conçue par le cinéaste américain à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Puccini, la production avait été reprise avec fidélité et inventivité par Kathleen Smith Belcher en septembre 2015, en lancement d’une saison qui allait célébrer le 30e anniversaire du L.A. Opera. Son président Christophe Koelcher souhaitait alors mettre à l’honneur sa programmation en y associant de grands noms du cinéma hollywoodien.
Woody Allen signe ici sa première mise en scène d’opéra, et force est de reconnaître que lui avoir confié Gianni Schicchi est une idée de génie ! Ramassée sur cinquante minutes et nourrie de l’écriture franche et colorée du compositeur toscan, l’œuvre se présente comme une grande scène collective, propice à la relecture amusée du cinéaste. Mettant l’accent sur son ton satirique et la traitant dans la veine du cinéma néo-réaliste de l’Italie d’après-guerre, Woody Allen confère à l’œuvre toute l’animation qu’elle réclame, verve et énergie autant que légèreté de ton. Le registre comique, traité avec le flegme habituel du réalisateur, évolue entre la parodie et l’autodérision au point de rendre cette grande farce héritière de l’opéra-bouffe plus fine et plus savoureuse encore.
Le spectacle revendique son traitement cinématographique et assume d’emblée la satire en s’ouvrant sur la projection d’un générique qui annonce « a Prosciutto e Melone Production » (une production Jambon et Melon), tandis qu’une musique napolitaine déplace l’action de la Florence du XIIIe siècle vers la Naples mafieuse du milieu du XXe. Allongé sur son lit au centre d’un décor en noir et blanc où se confondent intérieur et extérieur, privé et public, le défunt Buoso Donati est faussement pleuré par ses proches. Car la cupidité succède très vite au sentimentalisme et l’on se met de part et d’autre à chercher le testament du vieil oncle jusqu’à le trouver au fond d’une marmite de spaghettis ! Cousines, nièces, neveux et autres beaux-frères révèlent de nouveaux visages tandis qu’Allen cisèle chaque tempérament, faisant de Zitta une mamma aussi rustre qu’attendrissante, de Nella une épouse bien rangée, de la Ciesca une pin-up glamour, de Betto di Signa un ouvrier, de Simone un notable, de Marco un macho séducteur, abusant certes de la caricature mais dotant l’ensemble de subtils détails capables d’enrichir de bout en bout une action ordinairement sommaire. Certes il y a le couple d’amoureux Rinuccio/Lauretta pour assurer – passages obligés – quelques élans lyriques traités dans un souriant premier degré et menant jusqu’au célèbre « O mio babbino caro » de la soprano, qui assure à lui seul le succès populaire de la partition. Mais c’est incontestablement au rôle titre que revient la tâche d’emmener l’ensemble.
Acclamé dès son entrée en scène, Placido Domingo incarne Schicchi avec tant de naturel, de brillance comme de roublardise, qu’il hisse son personnage au-delà de ses contours. La grande scène durant laquelle ce « nouveau riche » met au point le stratagème qui permettra la réécriture du testament porte l’action vers son point culminant, où les références au cinéma de Vittorio de Sica nourrissent une auto-parodie du genre absolument exquise. Revêtant l’habit du défunt, lui-même installé en mendiant devant la porte, Domingo confirme une performance de haute volée et traverse avec nuances et subtilité les différents registres vocaux que sollicitent le rôle, jusqu’à l’épilogue parlé où, poignardé par Zita, Schicchi réclame l’indulgence d’un public pourtant pleinement acquis !
Aux côtés du monstre sacré, le reste de la distribution n’a pas à rougir. Rôle de premier plan, la Zita de Meredith Arwady montre un rare équilibre entre de nombreux extrêmes graves et d’impétueux aigus, se doublant d’une présence scénique aguerrie. Le Rinuccio d’Arturo Chacon-Cruz convainc lui aussi par l’assurance d’une voix aux couleurs résolument pucciniennes et forme un duo idéal avec la Lauretta d’Andriana Chuchman, éblouissante de sincérité dans « O mio babbino caro ». Coté fosse le maestro Grant Gershon insuffle à la partition tout le dynamisme et la lisibilité qu’elle requiert par son architecture en motifs courts, devenant tour à tour tonitruants ou plaintifs sous l’active baguette du chef.
Ce Gianni Schicchi lyrico-cinématographique nourri à chaque seconde par le génie de Woody Allen confirme la double raison d’être de la scène et de la vidéo et trouve une place de choix dans ce répertoire lyrique du nouveau millénaire où la parenté se partage désormais entre compositeur et metteur en scène.