Certes, Olivier Lexa, son nouveau biographe chez Actes Sud/Classica, ne manie pas la litote lorsqu’il s’agit de défendre Cavalli, mais les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec pas moins de 29 productions différentes pour la seule péninsule italienne et 61 éditions au cours du Seicento, Giasone (1649) constitue bel et bien un des « premiers best-sellers lyriques » de l’Histoire. Quelques mois après la parution, chez Bongiovanni, en première mondiale, d’un live d’Il Novello Giasone (1671), une version du chef-d’œuvre de Cavalli remaniée par Stradella qui témoigne là encore de son immense popularité, Harmonia Mundi réédite dans sa collection « Héritage » la gravure pionnière de René Jacobs (1988).
Contrairement au spectacle monté par l’Opéra des Flandres en 2010 (disponible en CD et DVD chez Dynamic) et surtout à celui programmé l’année dernière au Pinchgut Opera, qui le mutile sans vergogne, l’opéra nous est ici présenté dans son intégralité. Enregistré quelques semaines avant sa recréation au Festival d’Innsbruck dans une mise en scène de Christian Gangneron, ce Giasone a fort bien vieilli et demeure hautement recommandable. René Jacobs, qui a fait ses débuts scéniques à la Monnaie, en 1974, dans l’Erismena dirigée par Alan Curtis, n’en était pas à son coup d’essai et avait déjà réalisé un travail remarquable sur Xerse, en concert et pour les micros d’Harmonia Mundi en 1985.
Le chef belge a développé une compréhension très intime du théâtre vénitien et singulièrement de Giasone, de sa dynamique sophistiquée et de ses équilibres, plus subtils qu’il n’y paraît de prime abord, entre bouffe et tragique. L’impérieuse, l’ardente Médée de Gloria Banditelli domine la distribution et son extraordinaire scène d’invocation infernale reste l’une des plus saisissantes qu’il nous ait été donné d’entendre. Si le Jason de Michael Chance n’a pas toute la sensualité requise (« Delizie contente »), son ultime plainte (« Ovunque il piè rivolgo »), rehaussée d’accents vigoureux, est un modèle de caractérisation et de construction dramatique de même que celle de Catherine Dubosc, Hypsipyle, hélas, desservie par un timbre acide et un italien informe, mais qui sait trouver le ton juste dans ses différents lamenti.
Parmi les nombreux seconds rôles, tous bien tenus, Agnès Mellon a un charme fou en joyeuse servante de la reine (Alinda) alors que Dominique Visse et Gian Paolo Fagotto rivalisent de verve en nourrice (Delfa) et en nain bossu et bègue (Demo). Seul véritable bémol : le coffret ne comprend pas le livret, lacune rédhibitoire dans ce répertoire plus que dans tout autre. « Giasone, observe Olivier Lexa, doit surtout son triomphe à une forme d’érotisme incroyablement nouvelle, à un véritable accouchement, prémédité par les Incogniti, de la pensée libertine vénitienne. » Même si, « ineffablement sensuelle, languide, irrésistible, la musique traduit intimement les visées libertines de l’opéra », l’auditeur a besoin du texte pour les apprécier pleinement. Voilà qui relève sans doute du truisme, mais a pourtant échappé à l’éditeur.