Soixante-dix opéras échelonnés de 1794 à 1823, une soixantaine de cantates pour une ou plusieurs voix, une douzaine d’oratorios, des Lieder, des mélodies italiennes, une soixantaine de symphonies, des ballets, près d’une trentaine de messes ou requiem… Voilà (en bref !) de quoi fut capable l’esprit de Giovanni Simone Mayr, cet Allemand établi en Italie au point de traduire ses prénoms en Giovanni Simone, se fixant dans cette Bergame chérie et ne la quittant plus malgré les offres de villes d’Europe bien plus importantes
.
Si ses opéras furent effectivement donnés à son époque, il est d’abord passé à la postérité comme maître de Donizetti et c’est le deuxième bicentenaire de sa naissance, en 1963, qui commença à considérer plutôt ses œuvres. La ville de Bergame où il fut si longtemps Maestro di Cappella de l’imposante Basilica di Santa Maria Maggiore, dans laquelle il repose, non loin du reste de son cher élève Gaetano Donizetti, fit renaître en effet un opéra au beau titre romantique de La Rosa bianca e la rosa rossa (1813). On devait ensuite connaître sa Medea in Corinto datant de la même année et gravée en studio par la fulgurante Marisa Galvany dès 1969, tandis qu’un « pirate » du San Carlo de Naples en 1977, avec la grande Leyla Gencer, circulera par la suite. Aujourd’hui on connaît également plusieurs cantates et oratorios de Simone Mayr et ce qui frappe toujours est la curieuse fusion entre la chaleureuse mélodie italienne, et la science allemande de l’orchestration.
Précisément, avec Mayr, l’orchestre cesse son riche bavardage parallèle, pour désormais s’unir au chant et souffrir ou s’exalter avec la voix. Dans le Tobiae matrimonium notamment, le hautbois soupire avec le chanteur, le basson souligne de sa sonorité goguenarde telle ou telle inflexion du chant. Inattendue, la harpe embellit tellement un récitatif de la seconde partie et lui donne tant de charme, que l’on croirait avoir affaire à un air…
Le Bergamasque d’adoption s’incrit en belle position aux côtés des compositeurs de la transition entre deux siècles : Luigi Cherubini, Gaspare Spontini, Ferdinando Paer, l’étonnant Nicola Manfroce, malheureusement très tôt disparu… La musique de Mayr, étrangement tournée vers l’avenir, vit d’une vibration particulière, d’un frémissement de passion préparant l’éclosion-éclatement du Romantisme : l’écume de Rossini, la flamme contenue de Donizetti, la suavité de Bellini, le bouillonnement verdien…
Cela se vérifie toujours à un détour de ses œuvres, et encore dans ce Mariage de Tobie, d’autant que les interprètes jouent le jeu d’accentuer fortement récitatifs et arias, et que le chef, Frank Hauk, anime sa direction, secondant l’expression dramatique du chant par la vibration de l’orchestre… (auquel on pardonnera les aigreurs des cordes, probablement une fois de plus « d’époque »… Quant à l’indication « dirigé depuis le clavecin par », on a beau tendre l’oreille, on perçoit à peine le significatif son aigrelet de corde grattée, discrétion ne pouvant que rendre la musique plus dramatique…).
Venons-en à quelques petites bizarreries ou particularités de cet oratorio à mi-chemin de l’opéra, puisque des indications de changement de décor laissent à penser qu’il s’agit, comme dans le cas de Atalia, d’un « dramma sacro per musica con apparato scenico », c’est-à-dire « avec accessoires ».
L’ouvrage ne comporte pas de voix masculines et propose des passages en fluide italien, bouées de sauvetage dans ce latin si sévère (et qu’une prononciation germanisante n’arrange guère), notamment dans les récitatifs, avec ses consonnes accrochant les oreilles, glaçant de son austère sonorité l’impression de drame… que les interprètes soutiennent de tous leurs efforts, tirant ainsi l’oratorio vers l’opéra. Imaginez : une vigueur dans le chant, une expressivité dramatique traduisant l’urgence des paroles, de la situation… et des sonorités phonétiques de messe !
Peu importe alors, que l’on ne distingue guère qui chante quoi, entre les valeureuses Judith Spiesser, Cornelia Horak, Margriet Buchberger, Susanne Bernhard et Stefania Irányi : leurs timbres élégants et fruités, leurs chants harmonieux et chaleureux nous comblent, en réalisant déjà un premier beau mariage, pour ainsi dire !
De ce gracieux quintette féminin émerge tout de même un peu la figure de Tobie, interprété par un mezzo-soprano, Stefania Irányi, dont les graves appréciables confèrent au personnage un peu de virilité et ce qu’il faut de distinctif.
La réussite demeure, enrichissant notre connaissance de cette période charnière de l’opéra italien, laissant s’entrouvrir d’heureux horizons passionnels, pour ainsi dire, tout prêts pour voir se lever des astres radieux nommés Rossini, Donizetti, Bellini, Pacini…
Yonel Buldrini