Dans la série des rééditions par Sony Classical de bandes tirées des archives du MET, nous arrive une Walkyrie du 24 février 1968 dont il est difficile de ne pas tomber en arrêt devant le casting : Nilsson (Brünnhilde), Vickers (Siegmund), Rysanek (Sieglinde), Stewart (Wotan), Riddersbuch (Hunding), Ludwig (Fricka). Autant dire ce qui se trouvait de mieux en matière de chant wagnérien à l’époque, Bayreuth et Salzbourg confondus. A la simple lecture de l’affiche, on salive. « Stark ruft das Lied ! » On se prend même à rêver : voici que se trouvent rassemblés sur scène le couple de Wälsungen le plus mythique du Bayreuth de la décennie 1950 (Wieland Wagner a tâtonné 7 étés avant de parvenir à former ce duo immédiatement entré dans l’histoire. pour une seule année, à vrai dire, 1958, mais alors quelle expérience !), la Brünnhilde absolue de la décennie, sans rivale sérieuse, Wotan et Hagen et Fricka pris à la distribution rassemblée par Karajan pour son Ring berlino-salzbourgeois… Et l’on se dit que, pour peu que les 6 chanteurs en question aient été en forme ce soir-là, on tient peut-être là une Wakyrie d’anthologie.
Ce n’est hélas pas le cas.
Comprenons-nous bien : lecteur, tu trouveras dans cet enregistrement des moments de pure griserie vocale, des chanteurs hors du commun, dont la familiarité avec leurs rôles est patente, et dont, à l’évidence, la légende n’est pas de pacotille. Mais de grande Walkyrie, point. Il manque pour cela deux acteurs dont l’absence cruelle souligne, par défaut, combien ils sont essentiels : un chef, et un orchestre.
Commençons par l’orchestre : c’est simple, il semble ne pas avoir évolué depuis les enregistrements wagnériens de la décennie 1935-1945 (eux incontestablement et définitivement légendaires), ceux où se croisaient Melchior, Lawrence, Flagstadt, List, Thorborg, Janssen, Traubel ou la jeune Varnay. Même absence de discipline, même caractère prosaïque -voire vulgaire- des timbres. Ewige Schmach ! Surtout quand on sait ce que Karajan faisait exactement à la même époque à Berlin, en grande partie avec les mêmes. La mue de l’orchestre du MET vers une phalange de niveau international débutera juste après, sous la férule de James Levine, à qui grâce doit être rendue.
Certes, tout le monde n’a pas la chance d’avoir Berlin ou Vienne sous la main, et il est prouvé qu’un orchestre médiocre peut se discipliner. Que l’on se rappelle, par exemple, ce que Furtwängler était capable de tirer de phalanges plus que modestes comme la NDR de Hambourg ou la RAI de Turin. Oui mais. Mais pour cela, il faut un grand chef, et, toute révérence gardée, Berislav Klobucar n’en est pas un. Ce chef croate a aligné 1133 représentations au Staatsoper de Vienne, et a joué les doublures à Bayreuth dans les années 1960. Ce soir du 24 février 1968, sa direction est sidérante de vacuité et de prosaïsme : c’est bien simple, on dirait qu’elle a pour seul objet de suivre les chanteurs et d’arriver au bout des phrases (à peu près) en même temps qu’eux. Et elle n’y arrive pas toujours : le naufrage pathétique du début de la Chevauchée en atteste. Que l’on ne cherche donc pas ici de lecture habitée, de vision. On n’y trouve pas non plus –et c’est bien plus grave- cette faculté de relancer les chanteurs en instaurant un dialogue permanent entre la fosse et la scène, cette capacité à créer un supplément d’âme qui fait les grandes directions.
Laissés à eux-mêmes, sans être tenus en laisse, les chanteurs laissent libre cours à leurs travers. Vickers cabotine un brin – c’est son pêché mignon -, Nilsson fait dans l’exhibitionnisme (ah ça, ses « Hojotoho » sont réussis, c’est peu dire !), Rysanek nous sert une Sieglinde toutes voiles dehors. Riddersbusch, superbe de timbre, n’est à aucun moment une stature, comme Greindl, de timbre bien plus ingrat, l’était instantanément. Tous, à l’exception notable de Ludwig – superbe et inspirée de bout en bout – sont inférieurs à ce que l’on connaît d’eux ailleurs. Cela n’exclut pas de magnifiques moments de chant wagnérien : dans « Drum weisst Du, fragende Frau », ou « Zauberfest bezähmt ein Schlaf », Vickers retrouve son intériorité, sa vulnérabilité mélancolique, et bouleverse. Les « Hinweg ! Hinweg » de Rysanek font toujours se dresser les cheveux sur la tête. Mais, redisons-le, il s’agit à chaque fois de satisfactions strictement vocales.
Cet enregistrement offre en définitive l’avantage d’éclairer sur la nature profonde du drame wagnérien en général, et de la Walkyrie en particulier. Le Gesamtkunstwerk théorisé par le Maître à longueur d’ouvrages, c’est notamment cette fusion organique entre l’orchestre et les voix. La mélodie est autant (voire davantage) dans la fosse que sur la scène, et le moteur musical des œuvres, c’est bien ce dialogue permanent entre les deux. L’orchestre wagnérien n’accompagne pas les chanteurs : souvent, il les précède. La Walkyrie a beau être le plus vocal des quatre opéras qui composent le Ring (celui d’où on peut le plus facilement extraire des morceaux de bravoure), il n’en est pas moins au même degré un opéra de récits. Dans ces récits, et singulièrement dans celui de Wotan à l’acte II, aux proportions hors normes, un timbre flatteur ne peut rien s’il n’est pas en interaction permanente avec l’orchestre qui, en quelque sorte, fournit les sous-titres. Rien de cela ici, rien d’autre que du premier degré orchestral, et de mauvaise facture, encore. Oh ! On devine que le public du MET a du être enthousiaste ce soir là, et qu’il l’a manifesté bruyamment : l’enregistrement en témoigne.
« Stark ruft das Lied », c’est une évidence, et de fort belle manière. « Kräftig reizt der Zauber » ? Beaucoup moins, hélas. Dès lors que l’on s’intéresse au drame wagnérien dans son essence, cette soirée constitue un magnifique contre sens, une glorieuse impasse.
Julien Marion