Mozart la rend folle, dit-elle. La pochette montre Golda Schultz faisant la moue face aux trois partitions qu’elle aborde dans cet album d’une jolie maturité. Une folie maîtrisée, qu’on se rassure… Tous les rôles de sopranos mozartiens n’y sont pas. Manquent à l’appel par exemple Pamina ou Ilia. Mais Fiordiligi, Donna Anna, Donna Elvira, Susanna et la Contessa suffisent, ô combien, à démontrer les atouts de la soprano sud-africaine.
Ajoutons que cet album n’est pas un florilège d’airs solo et qu’une brigade de comprimari complices se joint à elle pour quelques duos et ensembles particulièrement réussis. Grâce aussi à la Kammerakademie Potsdam, ensemble de format Mannheim, très engagé dans le projet sous la direction à la fois attentive et acérée d’Antonello Manacorda, qui le dirige depuis 2010. Cet Italien à l’aise dans le répertoire allemand (Haydn, Beethoven, Weber et bien sûr Mozart) mais aussi Verdi et le répertoire français, fut concertmeister du Mahler Chamber Orchestra à l’époque Abbado, assistant de Harding ou Minkowski. La proximité musicale entre Golda Schultz et lui est évidente, et c’est un récital Mozart qu’ils donnèrent à Salzbourg qui fut à la source de ce disque.
D’incisifs récitatifs
Elle a d’ailleurs chanté en scène plusieurs des rôles dont elle donne ici des extraits. Peut-être est-ce pour cela que c’est la vérité des récitatifs qui nous a d’abord frappé, tous vivants et incisifs.
Ainsi, de Fiordiligi, rôle qu’elle a abordé à Munich et qu’elle retrouvera bientôt à Covent Garden, le « Ei parte… senti… ah no ! » frémissant, habité (et l’orchestre est à l’affût), et de Fiordiligi aussi, « Temerari, sortite fuori di questo loco ! », altier et farouche (les héroïnes tragiques lui vont bien), où, même en fureur, elle ne néglige pas la beauté du son ; ou le « Giunse alfin » de Susanna, touchant de fraîcheur et de tendresse, ponctué par les arpèges du piano forte de Rita Herzog…
Mais le plus beau est peut-être le « Don Ottavio, son morta » de Donna Anna, à la fois fier et fragile, vocalement très tenu, tout en changements de tempos et d’affetti, qui amène un « Or sai chi l’onore » d’une tessiture idéale pour elle, air di furore où le personnage laisse exploser sa rage et sa douleur, sur les grondements de l’orchestre. Golda Schultz y est remarquable. Non seulement elle aligne les aigus cinglants d’un air très tendu (et au passage ajoute quelques ornements), mais cette virtuosité est mise au service de l’expression et du personnage.
Les passionnées et les insurgées
Car, oui, c’est peut-être dans les passionnées, les fougueuses, les insurgées qu’elle est à son meilleur !
Le « Come un scoglio » de Fiordiligi avec ses sauts de notes effrayants est monolithique à souhait (parodie d’opéra seria par le caustique Mozart) et Golda Schultz ajoute ses propres vocalises à celles de la partition (certaines pourraient être plus rondes, d’ailleurs).
Son duetto « Fra gli amplessi in pochi istanti » avec le Ferrando subtilement mozartien d’Amitai Pati est peut-être plus adéquat, par la légèreté du phrasé, et la transparence du timbre, le vibrato aérien… Leurs « Abbracciamci » sont de jolis moments de grâce.
Quant au rondo, « Per pietà, ben mio, perdona », elle y dessine une Fiordiligi repentante, faisant voix de velours : l’air sollicite des notes du bas de la portée, qui ne sont décidément pas les plus assurées qu’elle a, ce que Schultz rattrape en redoublant de coloratures et de trilles dans les hauteurs.
Les airs d’Elvira sont d’une autre nature, et c’est avec finesse qu’elle met en évidence l’orgueil blessé du personnage et suggère (comme Mozart) que l’épouse humiliée espère reconquérir un Don Giovanni qu’elle aime toujours. Il y a des Elvira virulentes (Julia Varady, Dorothea Röschmann). Pas celle de Schultz. Le « Non ti fidar, o misera, di quel ribaldo cor! » a bien la dolce maesta qu’admirent Ottavio et Anna, tout au moins au début, puis les provocations de Don Giovanni entraîneront un déferlement de vocalises furieuses et de véhémentes bouffées de rage. D’où certaines acidités ici ou là. C’est la première plage de l’album et d’emblée on remarque la mise en place de ce quatuor.
L’autre air d’Elvira, « Mi tradì quell’alma ingrata », air ajouté pour la version de Vienne en 1788, est intéressant parce qu’il montre l’évolution du personnage. Qui est passé du désir de vengeance à la pitié. C’est avec finesse que Golda Schultz transcrit d’abord dans le récitatif tout en douleur fragile, « In quali eccessi o numi », la prise de conscience du danger (de mort) qui menace Don Giovanni, sur d’impalpables transparences rallentando de l’orchestre qui respire avec elle.
Et c’est très intelligemment qu’à chaque reprise, de plus en plus ornementée, du rondo qui suit, la voix affirmera davantage le sentiment de compassion qu’elle n’exprimait que timidement d’abord, les vocalises se faisant de plus en plus souveraines, dans une manière de jubilation lyrique.
Davantage une Contessa qu’une Susanna ?
Sa Susanna (qu’elle a chantée à la Scala en 2016) semble moins naturelle, avec quelque chose d’appliqué, l’effusion de son « Deh vieni non tardar » reste un peu trop sous contrôle, après un récitatif « Giunse alfin » ravissant de fraîcheur. Sans doute l’air est-il écrit un peu bas pour sa voix et la descente jusqu’au si bémol et au la de « notturna face » sonne un peu précautionneuse.
Peut-être est-elle vocalement davantage une Contessa qu’une Susanna. Elle évoque joliment « le souvenir merveilleux de la première fois où [elle a] entendu un air de Mozart, gravé à jamais dans [sa] mémoire : Kiri Te Kanawa chantant la Comtesse, avec un pathétique et une aisance admirables ».
Est-ce de l’avoir chantée sur scène dans quatre productions (à Glyndebourne, Vienne, Zurich et Munich), mais sa Comtesse Almaviva est d’un touchant naturel. Le duettino « Canzonetta sull’aria » avec la Susanna de Simone Easthope est évidemment charmant et permet d’admirer la délicatesse chambriste de la Kammerakademie Potsdam, mais c’est surtout l’aria du troisième acte qui retient l’attention : à nouveau un récitatif, « E Susanna non vien ! », palpitant de nerf et d’impatience, puis de colère, précédant un « Dove sono » qui ne larmoie ni ne traîne (superbe contrepoint des bois), s’envole sur le registre supérieur (qu’elle a décidément facile), et s’offre quelques vocalises ajoutées libres et aériennes dans la reprise, avant une strette brillante s’achevant par des trilles étincelants.
On mentionnera enfin les deux grands ensembles très exaltants qui ajoutent à la réussite de cet album : le Finale des Nozze, particulièrement réussi sous la direction tour à tour acérée puis d’une sereine expansion d’Antonello Manacorda, où la Contessa n’apparaît que pour deux seules petites phrases.
Et, encore plus enlevé, et d’une précision et d’un mouvement dignes des plus belles intégrales, le sestetto de Così fan tutte, « Alla bella Despinetta », avec notamment la Despina de Julie Roset. Là, Golda Schultz n’est que prima inter pares, tous au service de ce Mozart si faussement joyeux et si mélancolique.