Six ans après Opium, son album consacré à la mélodie française, Philippe Jaroussky récidive : « j’ai décidé de construire un second opus plus ambitieux autour de la poésie de Paul Verlaine, le poète français le plus mis en musique ». Voici donc Fauré, Debussy, Hahn mais aussi des compositeurs presque contemporains – Varèse, Honegger –, moins connus – Poldowski de son vrai nom Régine Wieniawski (1879-1932), Charles Bordes (1863-1909), Josef Szulc (1875-1956)… – et des chanteurs dits « à texte » – Léo Ferré, Charles Trenet, Georges Brassens –, tous séduits par une poésie leur offrant « la même liberté, la même variété, la même subtilité rythmique qu’en leur musique », dixit René Chalupt.
« Le choix était immense », poursuit Philippe Jaroussky, « j’ai voulu me concentrer principalement sur les vers les plus connus, en offrant plusieurs versions musicales d’un même poème » : « Green » qui donne son nom à l’album et dont pas moins de trois versions figurent au programme, « Mandoline », « La lune blanche », « Clair de lune », « Colombine », etc. Quarante-trois titres forment un parcours mélodique fantasque dont la diversité de ton n’est pas seulement le fait du nombre important de compositeurs convoqués (21 au total). Pour conjurer tout risque de monotonie, Philippe Jaroussky a voulu egalement varier l’accompagnement musical. La palette ambrée du quatuor Ébène dont le contre-ténor avoue admirer « l’originalité, la rigueur de l’approche musicale et l’ouverture d’esprit » alterne avec les sonorités, tour à tour mates et brillantes, du piano de Jérôme Ducros, déjà partenaire d’Opium, qui a signé ici plusieurs arrangements, proposant notamment une version inédite des Fêtes galantes 1 de Debussy. Nathalie Stutzmann s’invite le temps d’un « Rêvons, c’est l’heure » d’une sensualité moite. La fantaisie de Fish Ton Kan, opérette de Chabrier à laquelle Verlaine collabora, veut conjurer le désespoir livide des « sanglots longs » mis en musique par Reynaldo Hahn. Mais la chanson n’est pas que d’automne, elle est bonne lorsque Fauré, nostalgique, décrit « l’heure exquise », douce d’une douceur inquiète pour Chausson, ou des rues lorsque le piano, chez Léo Ferré, imite l’orgue de barbarie. Ainsi va l’humeur de ce récital, cyclothymique, tantôt mélancolique, tantôt amère, tantôt joyeuse et même décalée, ne serait-ce que pour rappeler l’autodérision dont Philippe Jaroussky, loin de l’apparat baroque, sait faire usage (« Colombine » façon Georges Brassens avec ses « pam pam » acidulés).
Opium n’avait pas fait l’unanimité. Green ne le fera pas davantage. La voix de contre-ténor, déjà sujette à discussion, divisera une nouvelle fois, d’autant plus qu’elle s’aventure ici en des contrées où elle ne fut jamais invitée. Pourtant, que de musique, que d’intelligence dans ces pages effeuillées d’une voix étrange et dont l’étrangeté participe au trouble qu’elles suscitent. Inaltérée, la pureté du timbre demeure envoûtante. Son ambiguïté est décadence, au sens le plus précieux du terme, sans qu’aucune affectation ne vienne en pervertir la sincérité. Au contraire, si paradoxal que cela puisse paraître, le naturel prédomine : naturel de la diction dans sa volonté de rendre compréhensible chaque phonème et, au delà de la compréhension, donner à percevoir la signification de chaque mot ; naturel de l’interprétation qui, à l’instar de Brassens et Ferré, essaye de débarrasser ces vers de leur empois poétique, de les rendre les plus proches possible du langage parlé ; naturel faisant la plupart de ces mélodies, non pas pièces de salon souffreteuses, mais chansons que l’on se surprend à fredonner comme un air à la mode. « J’aime la poésie de Verlaine, son univers fait de langueur et de mélancolie, de légèreté et d’humour aussi. Je m’y retrouve », confiait Philippe Jaroussky au Figaro. Nous sommes heureux de l’y retrouver.