De 2003 jusqu’à sa mort en 2014, Claudio Abbado a patiemment bâti un cycle mahlérien à la tête de son Orchestre du festival de Lucerne. La qualité atteinte dans certaines de ces lectures (notamment les 3e, 7e et 9esymphonies) faisait de chacune de ces étapes un événement much anticipated comme disent les anglais. Hélas, la mort a empêché le chef italien de couronner son parcours avec l’immense et redoutable 8e, aux effectifs aussi imposants que son exécution est complexe. Plusieurs fois annoncée, plusieurs fois abandonnée, la « symphonie des mille » d’Abbado en vidéo n’aura finalement jamais vu le jour.
Il était donc logique que le successeur, Riccardo Chailly, reprenne le flambeau précisément là où Abbado l’avait laissé choir, et que cet été 2016, le premier de son mandat de directeur musical, offre l’occasion d’un enregistrement réalisé sous les meilleurs auspices. Lucerne est en effet synonyme d’acoustique extraordinaire, d’équipes techniques aguerries et de public fin connaisseur. L’orchestre, constitué des meilleurs chefs de pupitre de la planète, est parvenu à un niveau de virtuosité renversant, doublé d’une cohésion sans faille. Les chœurs sont tous de réputation mondiale. Chailly peut se targuer d’un CV mahlérien long comme le bras, avec ses deux belles intégrales d’Amsterdam et de Leipzig.
On s’attend donc légitimement à un feu d’artifice musical, une sorte d’aboutissement posthume en hommage à un des chefs majeurs du 20e siècle. Las, il faut reconnaître qu’à l’issue des 92 minutes, c’est la déception qui prédomine. La faute à trop d’espérances ?
Tout commence au mieux pourtant. Le sens de l’architecture de Chailly, son esprit analytique, sa rigueur rythmique font merveille dans un « Veni creator » conduit d’une main de fer, sans alanguissement ni kitsch, avec une pulsation implacable qui renforce le pouvoir d’émotion de la partition. Le chef a compris que la musique de Mahler contient suffisamment de pathos dans son essence pour qu’il soit besoin d’en rajouter. Animé d’une confiance totale dans le texte, il s’attache à en rendre toute la force, avec une sobriété et une énergie qui font mouche. L’ultime point d’orgue, d’une brièveté inouïe, symbolise ce Mahler dégraissé mais certainement pas light. Le silence abasourdi qui suit montre l’effet de cette frugalité choisie. A ce moment, les attentes culminent, le public retient son souffle, et chacun s’attend à une seconde partie d’anthologie.
Mais tout le défi de l’œuvre consiste justement dans ces deux volets si contrastés, avec un début qui menace de prendre toute l’énergie des interprètes. C’est ce qui se passe ici : l’orchestre semble comme fatigué et dispersé dans l’introduction instrumentale du II, les pizzicati sont d’une précision aléatoire, et le chœur a le plus grand mal à rester en mesure. Chailly, au départ si décidé et impérieux, paraît mal à l’aise avec cette musique, truffée de pièges et de faux départs. Les choses vont aller jusqu’à un dérapage quasi désastreux au numéro 15 du DVD, où tout le monde part dans des directions opposées. Mais le chef, en grand professionnel, parvient à garder son calme, bat le rappel des troupes et parvient à mener tout le monde à bon port. Qu’on est loin cependant, des promesses du départ ! D’autant que certains solistes, très en voix en départ, montrent d’inquiétantes faiblesses : Andreas Schager parvient à sortir tous ses aigus, mais ils sont de plus en plus difficiles au fur et à mesure que l’on avance, et le résultat final donne un peu le mal de mer. Samuel Youn sonne presque constamment faux dans tout le II, son « Wie Felsenabgrund » s’apparentant à un long supplice. Le chœur d’enfants de Tölz donne parfois l’impression de faire l’école buissonnière. Les solistes féminines sont en revanche impeccables, et Peter Mattei donne une leçon de chant, d’aisance et de charisme. Il faut le voir débiter sa partie, le corps détendu, la partition tenue fermée sur sa poitrine, avec un timbre d’une beauté suffocante, et une intelligence du texte qui lui permet de passer outre toutes les difficultés, là où tant de ses collègues barytons suent et grimacent. Il y a donc bien quelques sources de satisfaction, en plus de ce « Veni creator » ébouriffant, mais on est à 100 lieues des espérances initiales, et ce n’est pas encore ce DVD qui viendra prendre la succession de celui de Bernstein, réalisé pour DG, dont les bandes datent de … 1976. Quel chef actuel parviendra à embrasser cette symphonie dans sa globalité, et à lui rendre justice ? Claudio, reviens !