Comme notre confrère, nous avions été quelque peu frustré par la version de concert de cette Alcina donnée il y a tout juste un an à la Philharmonie de Paris. En dépit d’une direction en tout point renversante, certaines voix peinaient en effet à s’imposer. La sortie de cet album constitue donc une excellente surprise, où l’harmonie entre plateau vocal et orchestre sont pleinement restaurés.
Avec Marc Minkowski, nous tenons enfin un chef capable d’insuffler le souffle requis par ces quelque trois heures d’opera seria, en imposant le parfait équilibre entre respect des règles (les da capi sont des modèles du genre) et théâtralité. Dès les premières notes pointées de l’Ouverture à la française, puissante et rythmée comme il le faut, le pari semble gagné. Décidément incomparable dans Haendel, Minkowski anime les récitatifs (formidable continuo assuré par Maria Shabashova et Yoann Moulin) et pousse les chanteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes. Les Musiciens du Louvre, en état de grâce, font virevolter les danses et apportent l’assise nécessaire aux chanteurs pour dérouler l’enchaînement des tubes baroques qui composent l’opéra.
Marc Minkowski a eu en outre l’idée géniale de confier le rôle-titre à Magdalena Kožená, une artiste qui, forte de près de trente ans d’expérience, trouve probablement ici le plus grand rôle de sa déjà magnifique carrière. Certaines de ses consœurs ont bien sûr brillé dans ce rôle par le passé, mais il leur manquait toujours ce petit quelque chose : Arleen Auger n’avait pas trouvé le chef capable de la faire se surpasser, Renée Fleming se laissait emporter par des variations vers l’aigu inappropriées, tandis que Joyce DiDonato restait uniformément véhémente. Avec intelligence, Kožená s’appuie sur une technique sans faille; quel aplomb dans « Ma quando tornerai », quelle précision et quel souffle dans « Ombre pallide » ! La mezzo tchèque sait prendre des risques, comme en témoignent ses incursions dans le registre grave d’un bouleversant « Ah mio cor ». Surtout, parfaitement à l’aise dans la tessiture du rôle, mais sans perdre sa froideur naturelle, elle incarne pleinement un rôle décidément inépuisable. Quelle autre cantatrice de la discographie affiche à la fois passion et pulposité dans « Di cor mio », fragilité dans « Si son quella » et abandon dans un « Mi restano le lagrime » final à faire pleurer les pierres ?
Le choix d’Anna Bonitatibus pour le rôle de Ruggiero pourrait surprendre au premier abord. Bien que légèrement en retrait en termes de puissance vocale, elle offre une véritable leçon de bel canto baroque. Certes, son interprétation de Ruggiero ne possède pas la virilité ni l’ampleur de Della Jones, et certains enregistrements de « La bocca vaga » ou « Sta nell’Ircana » pourraient sembler plus immédiatement percutants. Cependant, Bonitatibus choisit judicieusement une voie différente, plus introvertie et raffinée : quelle merveille que ce « Verdi prati » délicatement orné ! Les larmes coulent naturellement lors de « Mio bel tesoro » tandis que « Mi lusinga un dolce affeto » est superbement poétique.
La technique superlative et la musicalité d’Erin Morley lui permettent de dresser le portrait le plus complet de Morgana au disque. Elle triomphe sans surprise d’un « Tornami a vagheggiar », dans lequel l’éclat des suraigus (ajoutés) ne se fait pas au détriment de la précision (trilles, appogiatures). Erin Morley n’oublie pas l’écriture centrale du rôle et va droit au coeur dans ses deux arias avec instrument solo : « Ama, sospira » (merveilleuse Alice Piérot au violon), « Credete al mio dolore » (sublime Gauthier Broutin au violoncelle).
La Bradamante d’Elizabeth DeShong et l’Oronte de Valerio Contaldo bénéficient grandement de ce passage au disque. La première, grâce un grave puissant, habite d’une présence peu commune son personnage, sans négliger pour autant la pure virtuosité (époustouflant « Vorrei vendicarmi »). Le second incarne un Oronte plein de tendresse et d’une belle agilité. Enfin, le timbre un peu vert d’Alois Mühlbacher convient parfaitement au personnage du jeune Oberto – la parfaite différenciation vocale de tous les personnages est d’ailleurs un grand atout de cette version. Alex Rosen est enfin un excellent Melisso.
On l’aura compris : théâtrale, superbement chantée, cette version d’Alcina s’installe, de très loin, comme la référence tant attendue du chef d’œuvre de Haendel. Elle rejoint ainsi au sommet de la discographie deux autres enregistrements haendéliens du maestro Minkowski : Ariodante et Giulio Cesare.