On sera peut-être désarçonné d’entendre cet illustre Dixit Dominus de Haendel que l’on a dans l’oreille par de vastes chœurs, donné ici à une voix par partie et par un ensemble orchestral restreint à deux violons, deux altos, un violoncelle, une contrebasse et un orgue. Version chambriste bien éloignée de toutes les lectures (Gardiner, Christophers, Haïm) qui semblent dans leur ampleur préfigurer le Messie. Tel un restaurateur de tableaux, Jonas Descotte efface plusieurs couches de vernis. Le résultat, « historiquement informé », est aussi convaincant que surprenant. Selon nous, bien sûr.
Ce Dixit Dominus composé à Rome par un Haendel de vingt-deux ans qui effectuait son Grand Tour et qui voulait éblouir ses mécènes par sa science contrapuntique précoce, lui un Luthérien s’aventurant en terre catholique, fut-il créé comme le dit la tradition par des troupes considérables (une trentaine de choristes), c’est la question que pose Jonas Descotte. Qui fait remarquer que, si cette création a été grandiose, il est étonnant que n’ait été conservé aucun témoignage d’auditeurs qui auraient assisté à l’événement.
Et s’il avait été créé seulement par une douzaine d’interprètes, chanteurs et instrumentistes, comme c’est ici le cas ? Jonas Descotte s’appuie sur le fait que Haendel s’était vite lié avec Antonio Lotti, âgé de quarante ans à l’époque, fameux compositeur vénitien et futur maître de chapelle de Saint-Marc. Or, dans ces années-là, Lotti, maître de chapelle de la Scuola dello Spirito Santo, donne un Dixit Dominus en sol mineur, avec justement les douze qu’on vient de dire. Si un compositeur réputé se contentait d’un effectif aussi modeste, dont il tirait des effets remarquables, on peut imaginer qu’un quasi-inconnu venu d’ailleurs ne pouvait guère prétendre à davantage.
Et que l’admiration que le jeune Saxon éprouvait pour Lotti avait pu le convaincre de tenter la même gageure. Jonas Descotte propose donc ici de faire se côtoyer la partition de Lotti et celle de Haendel revenue à son hypothétique forme initiale et dépouillée de toutes les déploiements que le XVIIIe siècle (car la partition, chose remarquable, fut rejouée après sa création) et le XIXe lui adjoignirent.
Au-delà de ces suppositions, c’est bien sûr l’interprétation des Argonautes (dont c’est le deuxième CD après un remarquable Dido & Æneas), énergétique, nerveuse, articulée, astringente, qui emporte l’adhésion.
Jarret tendu
Le tempo du Dixit Dominus initial, plutôt raisonnable par rapport à d’autres lectures qui courent la poste, installe cette vaste cathédrale dans la clarté. Des voix non vibrées, voire un peu acidulées, confèrent à la savante architecture sonore une verdeur nouvelle. Juvénile, avec un rien d’insolence, le jarret tendu, éclairée de notes hautes des sopranos jaillissantes et de fusées acérées des violons, la musique avance constamment, scandée avec vigueur, sans souci d’émousser ses pointes.
Rayonnante, Anthea Pichanick illumine le Virgam virtutis tuæ de la beauté de son timbre d’alto, dialoguant avec le violoncelle de Maguelonne Carnus et l’orgue d’Emmanuel Arakelian. avant que ne s’élève la voix si claire de Camille Allérat dans le Tecum principium.
Mais ce sont les frottements audacieux des cinq voix assemblées dans le Juravit Dominus, puis dans le Tu es sacerdos, là encore sans peur d’une certaine verdeur, qui mettront en évidence à nouveau la conception de Descotte, un goût du tranchant, du net, de l’incisif. Sur le tempo imperturbable du continuo.
Un je ne sais quoi de sauvage
Étonnant, irrésistible, le Judicabit, autre nef flamboyante, d’une vigueur presque sauvage (après tout c’est l’effrayante évocation du Jugement dernier) progressant depuis sa fugue initiale, presque paisible, interrompue d’épisodes hardis, jusqu’à l’accelerando final. Descotte y poursuit farouchement son assaut contre une certaine rondeur haendelienne traditionnelle…
La tendresse du De torrente, la fusion idéale des deux voix de sopranos, Julie Roset et Camille Allérat, aériennes l’une et l’autre, mettront un peu de douceur (mais sans alanguissement) dans toute cette électricité. Bref repos avant un Gloria, lui aussi d’un tempo raisonnable, et constamment lisible dans sa construction fuguée. De l’intrusion du Sicut erat jusqu’à la fugue du In sæcula, implacable et cinglante, l’audace de ce jeune Haendel sidère, comme impressionnent l’originalité de la lecture des Argonautes et l’acuité de leur interprétation, impeccablement réalisée.
Entendu juste après celui d’Haendel, le Dixit Dominus d’Antonio Lotti peut en effet à bon droit passer pour une source d’inspiration. Certes très sage, policée, sans extravagances. Son Incipit un peu convenu, d’une écriture fuguée solide, son beau Judicabit aux chromatismes angoissés/angoissants, son De torrente douloureux alliant la voix du ténor (Maxence Billiemaz) à celle de l’alto, son Sicut erat fugué, tout cela montre un métier sérieux, mais ne glace pas le sang comme fait Haendel, et d’ailleurs les Argonautes y semblent se brider aux-mêmes.
Le Crucifixus à 5 les inspirera davantage, bel exemple d’écriture polyphonique savante, mais émouvante, soutenue par un orgue solitaire. Musique émouvante, recueillie, que l’entente des cinq solistes rend parfaitement lisible, dans son écriture horizontale, comme dans les harmonies parfois étonnantes que ménage l’écriture verticale.
Un Miserere charmeur ?
Mais surtout, d’Antonio Lotti, ce qu’on découvrira, je pense, avec beaucoup de plaisir, c’est le Miserere en ut mineur, partition peu enregistrée, écrite pour quatre parties (SATB). La source unique en est une copie manuscrite de la main de Johann Simon Mayr (1763-1845) conservée à la Civica Biblioteca de Bergame, éditée par Ben Byram-Wigfield.
Là aussi le parti pris est de n’utiliser qu’une voix par partie, et Julie Roset et Camille Allerat se partageront les soli de soprano. L’esthétique légère adoptée par Jonas Descotte convient parfaitement à cette partition aux couleurs changeantes, enchaînant de courtes pièces, d’une plume séductrice. On est à Venise. La piété est à l’unisson des plafonds de Tiepolo, souple de ligne et n’appesantissant jamais. Et si l’Incipit adopte des couleurs blêmes et tragiques, Lotti n’a garde de s’y embourber : dès le Et secundum qui suit, la palette et le tempo s’allègent et les deux voix mâles brodent l’une sur l’autre, portées par un orgue badin.
On pense souvent à Vivaldi, contemporain parfait de Lotti (et leurs biographies se ressemblent passablement : origines modestes, débuts dans le cercle de San Marco, carrière partagée équitablement entre répertoire sacré et production prolifique d’opéras (une cinquantaine pour Vivaldi, une trentaine pour Lotti), peu de voyages loin du bassin de Saint-Marc).
C‘est ainsi que l’Amplius lava me, sans trop se soucier du sens du texte (« Lave-moi de mon iniquité et purifie-moi de mes péchés ») devient une manière de duo amoureux entre le soprano et l’alto (Camille Allérat et Anthea Pichanick)…
Comme s’il se souciait de ne pas lasser, Lotti essaye toutes les combinaisons possibles : solo du soprano auquel répondent les trois autres, duo de voix féminines, duo de voix masculines, sans compter les dialogues entre voix et instruments. Ainsi le ravissant Tibi soli peccavi, où le premier violon entrelace de ses volutes la voix de Julie Roset. Procédé qu’on retrouvera dans l’Asperges avec de beaux mélismes de Camille Allérat (Lotti avait épousé le soprano Santa Stella, qu’on disait excellente dans les tempos lents), avant que le tempo rapide de l’Auditui meo ne réveille l’oreille de l’auditeur dans un fugato à trois voix écrit d’une plume cachant la science derrière la sprezzatura. On y distingue bien, notamment, la souplesse et la précision de la basse Ilia Mazurov. Et c’est sur un rythme de barcarolle que l’Averte accompagné au théorbe mettra en valeur le timbre chaud d’Anthea Pichanick.
Surprendre
Esthétique de la surprise où à la soudaine ferveur du Cor mundum crea in me, une prière dont l’écriture polyphonique semble se souvenir de Monteverdi, succède un pimpant Redde mihi lætitiam, joyeux en effet. Où les rythmes pointés du Libera me le plus aérien qui se puisse concevoir sont suivis d’un Domine labia mea sensuel par l’alto, puis d’un Quoniam si voluisse de tout l’ensemble, voix et instruments, quasi opulent mais ne durant que 1’12’’…
Humour du Sacrificium Deo spiritus qui semble préfigurer le Rossini de la Petite messe solennelle, sentimentalisme du Benigne fac Domine, avant l’ultime canon du Tunc acceptabis sacrificium qui a lui aussi l’élégance de ne pas plomber l’atmosphère… Tout cela pourrait évidemment être donné par un chœur et un ensemble nombreux, mais l’alacrité, la légèreté de touche du groupe réuni autour de Jonas Descotte nous semblent rendre compte avec grâce de l’esprit de cette musique. Esprit paradoxal, puisqu’il s’agit d’un psaume d’affliction…
Une affliction comme celle-ci, on est preneur.