Il a souvent été dit que Haendel n’aimait pas Metastasio, et que les trois opéras inspirés par ses livrets sont médiocres. Effectivement, ni Siroe (1728), ni Poro (1731), ni Ezio (1732) ne peuvent prétendre au statut de chef-d’œuvre, mais il est exagéré d’affirmer que l’univers du Saxon se marie mal à celui du plus grand librettiste du siècle. Pour Londres, Haendel proposa d’autres drames métastasiens adaptés d’après Hasse, Vinci, Porpora ou Leo (Didone abbandonata, Artaserse, Catone in Utica), sous forme de pastiches.
Tout juste créé à Rome sous la plume de Vinci, Alessandro nell’Indie ne pouvait que plaire à Haendel par l’originalité des personnages et les touches légères parsemées en contrepoint des démonstrations de vertu propres à l’opera seria. Après trois actes riches en péripéties, passant du léger au tragique, Alexandre le Grand renonce à son amour pour la reine Cleofide et la cède à Poro tout en leur rendant leurs trônes : la révision opérée pour la version de Haendel laisse en retrait cette figure pleine d’abnégation pour se concentrer le couple chamailleur formé par les monarques indiens. Poro, en particulier, occupe une place singulière dans la littérature lyrique du settecento par son caractère torturé et jaloux, comme un adolescent pétri d’insécurité : c’est lui qui donne son nom à l’opéra de Haendel.
Comme souvent pour le public londonien, les récitatifs ont été drastiquement réduits, retirant de la subtilité aux caractères (Alessandro surtout) et affaiblissant l’équilibre rhétorique avec les airs. Le traître Timagene, cheville du drame, est privé de solo. Malgré cela, l’essentiel du drame est préservé, surtout autour du couple principal. Solide livret donc, qui ne manque pas de péripéties, et musique inégale : Haendel est parfois en pilotage automatique (rôle de Gandarte) et réussit davantage dans la demi-teinte, l’ironique et le pathétique que dans la bravoure, avec de petits bijous. Le finale mélancolique, qui recycle le magnifique duo en canon d’Agrippina, est un des plus beaux de Haendel.
Peu donné en scène, l’opéra a également été peu enregistré. En 1994, Fabio Biondi le gravait pour Opus 111 avec Europa galante et une assez belle affiche, disque difficile à trouver aujourd’hui. Très bonne idée donc de remettre l’œuvre sur le métier, à mettre au crédit de l’ensemble Il Groviglio et du ténor Marco Angioloni, également crédité à la direction. Il est facile d’imaginer pourquoi : à la création, Annibale Pio Fabri incarnait Alessandro, or Angioloni et ce même ensemble ont gravé un hommage à ce grand chanteur qui nous avait laissé mitigé. Pour ce rôle de baryténor virtuose, il faudrait l’équivalent d’un Spyres. Angioloni affronte sans sombrer les écarts et les vocalises (« D’un barbaro scortese », « Serbati a grandi imprese »). Reste qu’on a l’impression d’entendre un ténor de caractère endossant des habits (encore) trop grands, trop préoccupé par la technique pour proposer quelque chose de personnel musicalement. C’est néanmoins mieux qu’un Sandro Naglia dépassé, pâle et poussif chez Biondi.
L’effectif d’Il Groviglio est limité mais paraît plus dense et tonique qu’Europa galante dans l’intégrale concurrente. Biondi, en contrepartie, savait affiner les phrasés de manière plus évocatrice (le finale !). On voudrait ici une baguette plus imaginative, apportant plus d’idées et de respiration, mais il faut reconnaître que l’exécution est ici impeccable et nuancée. L’ennui ne pointe jamais, jusque dans les récitatifs, menés avec vie.
Si l’on veut continuer le jeu des comparaisons, les qualités et limites sont assez partagées dans les deux enregistrements pour ce qui concerne le couple principal. Chez Biondi, le velours gris souris, sensible et élégant de Banditelli, trop placide à certains moments. Ici le fausset plus dramatique de Christopher Lowrey, qui trouve une belle densité dans le très beau « Dov’è ? S’affretti per me la morte » et dessine un anti-héros plus bouillant. Si les airs vifs ne décollent guère, c’est à cause de Haendel, à son meilleur dans la poésie de « Se possono tanto » et « Senza procelle ancora ». D’ailleurs comment Senesino a-t-il accepté de renoncer à « Destrier che all’armi usato », texte belliqueux appelant la bravoure ? Lowrey s’amuse dans le duo qui clôt l’acte I, échange acerbe qui rappelle que Metastasio savait sourire : la soprano Lucía Martín Cartón se prête au jeu avec une jolie voix, un chant élégant et probe dans le rôle le plus varié et le mieux servi musicalement, écrit pour la Strada : tendre et serein « Se mai turbo », touchants lamenti, volubile « Se troppo crede al ciglio »… Rossana Bertini avait davantage de caractère mais un timbre plus vert.
Figure de demi-caractère, la princesse Erissena a aussi retenu l’attention de Haendel, qui lui a conservé 5 airs dont le plus beau de l’opéra, le rêveur « Son confusa pastorella ». Il faut dire qu’il avait sous la main la célèbre contralto Merighi, qui trouvait en Bernarda Fink une digne successeure. Moins à l’aise avec la tessiture grave, Giuseppina Bridelli réussit néanmoins son portrait de la princesse volage. Son amoureux transi Gandarte avait l’incomparable voix de Lesne chez Biondi. Presque aussi suave, Paul-Antoine Bénos-Djian chante avec élégance et se montre sans doute plus directement concerné. Peu à dire d’Alessandro Ravasio, privé d’air dans cette mouture mais bien timbré et efficace dans les récitatifs.
Poro, re dell’Indie rencontra en 1731 un relatif succès : ce disque permettra au public moderne d’en prendre connaissance dans de bonnes conditions.