Je suis un opéra italien de la deuxième moitié du XIXe siècle, inspiré d’une pièce de Shakespeare… Macbeth ? Non. Mon livret est signé Arrigo Boito… Falstaff ? Non plus. Je suis un drame dont le héros, victime d’une idée fixe, finit par tuer… Otello ? Pas davantage. Euh… Le Roi Lear, dont Verdi rêvait mais qu’il n’écrivit jamais ? Non, non et non. Oubliez ce bon Giuseppe et cherchez plutôt parmi ses contemporains. Vous donnez votre langue au chat ? Eh bien, voilà, il s’agit d’Amleto (pour lui rendre son vrai titre). Son compositeur, Franco Faccio (1840-1891) n’était certes pas Verdi, et il ne fut pas non plus verni : après une création réussie à Gênes, son Hamlet connut un four à Milan, après quoi il cessa de composer pour la scène, et l’on imagine que, nommé directeur musical de La Scala, il dut ronger son frein en dirigeant les premières triomphales de son éminent confrère, comme le Simon Boccanegra de 1881 ou Otello. Avant de collaborer avec le vieux Verdi, Arrigo Boito avait œuvré pour son contemporain, et le livret qu’il écrivit pour Faccio est aussi bien construit que ceux qu’il concocterait plus tard dans le siècle. Quant à la musique, si elle n’est pas celle d’un génie révolutionnant le monde de l’opéra, elle ne manque ni de puissance ni d’efficacité, elle s’écoute avec plaisir et intérêt, et ce Hamlet aurait bien des atouts pour revenir dans les théâtres. La Scala s’honorerait même en offrant à Faccio une revanche posthume.
Cette revanche, le festival de Bregenz la lui a-t-elle fournie en 2016 ? Oui, même si tout n’est pas parfait dans cette résurrection. Notre compatriote Olivier Tambosi travaille presque exclusivement en zone germanique, et il est revenu cet été à Bregenz pour monter un opéra de chambre tiré de La Promenade au phare de Virginia Woolf. Toujours claire, sa mise en scène d’Amleto repose sur la notion de théâtre dans le théâtre (on sait que le prince de Danemark fait venir des comédiens pour mieux démasquer l’assassin de son père), idée que les décors déclinent avec bonheur : rideaux, cadres, tables de maquillage… Les costumes rouge et noir, schématiquement Renaissance, font des courtisans des clowns enfarinés, mais sans doute aurait-on pu se passer de ces gros yeux dont ils sont tous marqués, détail superflu pour nous rappeler qu’à Elseneur tous s’épient et s’étudient. On retient aussi des éclairages tout à fait spectaculaires pour les apparitions du spectre.
Du côté des voix, Pavel Černoch a le grand mérite d’affronter une partition exigeante, mais on pourra trouver que son interprétation manque un peu de nuances, avec un forte très tendu, et une mine presque constamment renfrognée, sourcils froncés, comme si Hamlet se réduisait à une seule émotion. Très loin de la colorature d’opéra-comique retenue par Ambroise Thomas, le rôle d’Ophélie appelle ici une soprano à la fois dotée d’un grave solide et d’un aigu large : Iulia Maria Dan répond à ces critères et rend son personnage touchant. On saluera aussi l’impressionnante Gertrude de Dshamilja Kaiser, ample mezzo que la partition ne ménage guère dans son duo avec son fils et dans l’air qui suit. Claudio Sgura n’a pas pour s’exprimer une musique aussi frappante, mais le baryton sait traduire les tourments du roi assassin. Autour d’eux ne gravitent finalement que des comparses, même le Spectre caverneux de Gianluca Buratto, même le Laërte juvénile de Paul Schweinester.
Surtout présent aux deux premiers actes, le Chœur philharmonique de Prague participe pleinement à l’action ; Paolo Carignani dirige l’œuvre avec la conviction qu’elle mérite, aidé en sa tâche de réhabilitation par la beauté sonore des Wiener Symphoniker. Reste à voir si cette belle défense et illustration, justifiée par l’année Shakespeare, suffira à ramener Faccio sur les scènes.