Aimer jusqu’à la douleur. Ce sentiment trop humain que même les dieux ont à souffrir, et qu’ils ont peut-être appris aux hommes, même la magie ne peut les en priver. Nous en priver. Qu’on la nomme Circé, Alcina ou Morgana, ni l’une ni l’autre de ces créatures ne peut retenir celui qui s’est résolu de partir, malgré l’amour profond qui les habite, malgré le désir de possession, jusqu’à l’émasculation. Alors que le jeu sexuel et sadomasochiste de la mise en scène de Katie Mitchell à Aix-en-Provence peut prêter d’abord à sourire, la lente mise à nu, l’âme découverte à fleur de chair des deux sorcières révèlent la douleur d’aimer, la violence, la perversité d’un rapport entre les genres que le pouvoir toujours dévoie.
Féminisme ? Mais l’autorité de la femme est ici mise en échec, destructrice pour les autres et pour elle-même. Alors quand Morgana cherche à retenir Oronte par ses plus bas instincts, à genoux, les poings liés, c’est la cruelle vérité d’un acte désespéré qui se fait jour, c’est la misère affective, sexuelle, l’incommunicabilité douloureuse des sentiments que cherchent à se dire l’homme et la femme. Je souffre donc je suis.
Mais ne soyons pas dupes. Il y a aussi le jeu des apparences chez ces deux femmes qui, dans leurs allées et venues à cour et à jardin, aux portes d’un intérieur bourgeois où règne l’ordre et le paraître, font tomber le masque de leur jeunesse et de leur beauté. Qui pourrait donc les aimer ainsi, telles qu’elles sont ? La souffrance de l’amour se déplace encore dans la souffrance d’être. Je suis donc je souffre.
Il faut des interprètes remarquables pour nous aider à comprendre le drame humain qui se joue. Patricia Petibon est de ceux-là. C’est fou comme, loin des minauderies et du cabotinage, elle a aussi l’allure d’une reine, Alcina époustouflante dans le jeu et dans le chant, qui envahit l’espace d’un tragique bouleversant. Et cette dualité du personnage qu’elle fait sienne, dans la transe, exacerbée dans les sauts vertigineux de registre, démasque la femme atterrée dans sa force comme dans sa faiblesse. Morgana, quant à elle, est plus gouailleuse. Anna Prohaska a d’éminentes qualités de chanteuse : la souplesse d’abord, l’aisance évidente dans les aigus, et beaucoup d’implication et de vraisemblance dans le jeu. Mais il manque dans son chant la nuance et la finesse, comme si la colère qui l’habitait ne savait être contenue. Cet art de la nuance, Philippe Jaroussky, lui, en est passé maître. Et ce qui frappe encore, dans son interprétation de Ruggiero, c’est ce chant et ce dire à la musicalité tendre. Sa fiancée, Bradamante, n’a pas seulement la beauté hallucinante, elle a aussi la voix. On sent que les vocalises pourraient s’assouplir encore, mais la texture de velours et l’abyssale profondeur de la voix de Katarina Bradić, assortis à un charisme irrésistible, lui promettent de beaux jours dans l’arène de l’opéra. Anthony Gregory est un bel Oronte, touchant, et l’on apprécie les couleurs moirées du timbre de Krzysztof Baczyk. Enfin, comment ne pas reconnaître le prodige, mais le vrai cette fois, chez le jeune Elias Mädler interprète d’Oberto. Le timbre est déjà mûr et riche, les vocalises en voie de maîtrise, sans parler de l’aplomb et de l’assurance qui ne peuvent qu’impressionner pour un si jeune âge.
Le drame humain qui se joue, c’est encore et enfin, sous la direction d’Andrea Marcon, les coups d’archet incisifs comme des lames de rasoir du Freiburger Barockorchester, qui dans les moments de tension extrême, nous tiennent suspendus aux lèvres de celles qui souffrent d’aimer.
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