A Londres, en 1851, pour son tableau A Huguenot, inspiré par le passage de l’opéra de Meyerbeer où Valentine tente en vain de persuade Raoul d’arborer un insigne catholique, John Everett Millais n’aurait pu décemment faire poser un jeune homme et une jeune fille ensemble, s’ils appartenaient à la bonne société ; il eût paru inconvenant de réunir deux individus de sexes opposés dans la promiscuité d’un atelier d’artiste. Un siècle et demi plus tard, ce sont sans doute des considérations pratiques et économiques qui n’ont pas permis que se rencontrent le chanteur et la chanteuse réunis dans le double CD consacré par Harmonia Mundi aux mélodies de Debussy. La soprano a donc enregistré ses mélodies avec son pianiste, tandis que le baryton gravait les siennes avec le sien (un accompagnateur partagé par les deux chanteurs eût apparemment été indécent). Le livret d’accompagnement nous apprend que les séances ont eu lieu dans le même studio, mais à au moins deux mois d’intervalle, et il est tentant de penser que les artistes ne se sont jamais croisés. C’est le montage qui les fait finalement se côtoyer, non sans susciter des surprises.
D’un côté, Sophie Karthäuser escortée par le pianiste Eugene Asti ; de l’autre, Stéphane Degout soutenu par Alain Planès. Curieusement, la décision de faire alterner les deux voix sur chaque disque, a priori bonne en ce qu’elle crée une diversité propre à relancer l’attention de l’auditeur, débouche ici sur un phénomène indésirable : deux styles de chant s’affrontent et se desservent l’un l’autre en mettant surtout en relief les défauts qu’on peut reprocher à chacun. Le baryton pourra paraître par trop théâtral dans sa manière de jouer les textes qui lui sont confiés, de nasaliser certaines syllabes appuyées ; à l’inverse, la soprano semble se refuser à tout effet, comme s’il fallait mettre très peu de voix et très peu de consonnes dans ce répertoire. De la grandiloquence ou du murmure, trop de tripes ou pas assez de chair… Les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé se seraient accommodés d’un peu plus de distance, « Le Balcon » d’une sensualité plus immédiate.
Cette première impression s’estompe heureusement peu à peu, la froideur et l’histrionisme ne sont pas toujours aussi accentués. Sophie Karthäuser s’implique davantage dans les Chansons de Bilitis, Stéphane Degout renonce à certains maniérismes pour les Trois Chansons de France. Il n’est cependant pas exclu que le mélomane doive choisir son camp et adhère à une esthétique plutôt qu’à l’autre. N’est-il plus possible de viser cet équilibre que les générations passées avaient su trouver dans l’interprétation de la mélodie, et que quelques-uns aujourd’hui défendent encore vaillamment ?
Quant à la sélection proprement dite – toutes les mélodies de Debussy ne tiennent pas en deux heures, d’autant que l’on a ménagé quatre plages pour que les pianistes se fassent entendre seuls – on y constatera inévitablement des « lacunes », ou plutôt des choix. Le tout jeune compositeur est représenté par le seul « Nuit d’étoiles ». Manquent les célèbres Ariettes oubliées sur des poèmes de Verlaine (« Chevaux de bois », « C’est l’extase », « Il pleure dans mon cœur », etc.) ; manquent aussi les bien plus rares Proses lyriques sur des textes de Debussy lui-même.