Longtemps, Marek Janowski a eu la réputation d’être un Kapellmeister rigoureux mais pas toujours créatif. Son premier Ring de Wagner, enregistré à Dresde au début des années 80 reste, malgré des tentatives de réhabilitation, le plus terne qui soit au niveau de la direction d’orchestre. Lucide, le chef a décidé de le ré-enregistrer 30 ans plus tard, dans le cadre d’un cycle Wagner complet, salué pour sa clarté et son dynamisme. Depuis, sa carrière discographique connaît une nouvelle jeunesse : symphonies de Bruckner à Genève, Hänsel et Gretel de Humperdinck à Berlin, Un Ballo in Maschera de Verdi à Monaco, Fidelio de Beethoven à Dresde, … Si la réussite n’est pas toujours incontestable, voilà une belle revanche pour un artiste qui a été ignoré par les majors de l’industrie discographique. A 85 ans bien sonnés, le chef nous livre sa première Création de Haydn.
Capté « en live » à Dresde en juillet 2022, avec les forces locales, ce coffret frappe d’abord par sa légèreté de touche. A rebours de tant de chefs qui s’embourbent avec l’âge, et qui essayent de faire passer pour de la profondeur la simple lenteur, Marek Janowski dirige la grande fresque de Haydn d’une baguette alerte, presque étincelante. Ce n’est pas seulement une question de tempi, mais de flux et de rebond. Tout s’écoule avec un naturel admirable, dans une partition qui est plus piégeuse qu’il n’y paraît, où les occasions de faire du pittoresque (et de traîner) sont nombreuses. Janowski parvient à détailler sans alourdir, et se contente d’allusions discrètes lorsque l’orchestre se fait plus imitatif (vrombissement des monstres marins, chants d’oiseaux). Point trop n’en faut, et le chef a compris qu’une certaine retenue est consubstantielle à l’esthétique classique. Qu’on n’attende donc pas ici les vertiges métaphysiques d’un Harnoncourt dans sa deuxième version (RCA) pas plus que l’émerveillement « écologiste » de Leonard Bernstein chez DG. Mais tout ceci est de la plus belle eau. Surtout que l’orchestre philharmonique de Dresde est sans doute la phalange idéale pour épauler le chef dans son projet. Contrairement aux voisins de la Staatskapelle, point de sonorités d’orgues ou de moirures trop voluptueuses. Les pupitres sonnent clairs, transparents, distincts les uns des autres. Tous les avantages d’une formation de chambre, avec cependant les réserves de puissance d’un orchestre complet, et le luxe d’une prise de son Pentatone qui arrive à rendre les détails sans décomposer trop l’image sonore. Même source de satisfaction avec le Chœur de la radio de Leipzig. Près de 60 chanteurs, mais aucune lourdeur, une ductilité et une mobilité constantes, et des finales qui sonnent vraiment comme si des troupes d’angelots étaient assemblées autour du trône céleste. Le « Vollendet ist das grosse Werk » donne envie de se lever et de danser.
A la lecture du nom des solistes, une certaine crainte nous a cependant saisi. Que ces trois tempéraments sont différents ! Benjamin Bruns est en train de se faire un nom comme ténor de caractère chez Wagner. Christiane Karg est une soprano au timbre aussi divin que liquide, qui nous avait notamment laissé un souvenir impérissable dans un Requiem de Brahms chanté à Londres. Et tous ceux qui ont eu la chance de voir Tareq Nazmi en concert savent les réserves de puissance phénoménales qu’il peut déployer, son intensité de profération, la force brute qui émane de son chant. Miracle à porter une fois de plus au crédit du chef : ces trois personnalités s’harmonisent parfaitement ici, et communient dans la vision apaisée que dessine le grand geste de Marek Janowski. Le ténor rayonne d’une joie presque enfantine, la soprano nous gratifie d’une ligne aérienne et la basse ponctue toutes les étapes de cette genèse de l’univers par des interventions aussi décidées que justes. Et les ensembles les voient fondre leurs timbres dans une unité qui force l’admiration. C’est aussi à cet art d’harmoniser des pôles musicaux opposés que se reconnaît l’art des grands chefs. Puisse Marek Janowski nous livrer encore beaucoup de coffrets d’un même niveau.