A la tête de son Concert de la Loge (qu’une législation absurde ne permet plus d’appeler par son nom complet, mais passons), cela fait déjà quelque temps que Julien Chauvin a entrepris une intégrale des six symphonies dites « parisiennes » de Haydn, commandées par le comte d’Ogny, mécène des concerts de la susdite Loge qu’il ne faut pas nommer. Et ce qui fait l’originalité de la démarche, c’est qu’à chaque fois, l’une des symphonies du maître – portant un numéro entre 82 et 87 – dialogue avec celles de ses contemporains moins célèbres, la plupart du temps des œuvres symphoniques également, mais pas toujours. Avec Sandrine Piau, il ainsi rapproché de la Symphonie n° 85, dite « La Reine », deux airs de Johann Christian Bach et de Giuseppe Sarti.
Cette fois, le rapport orchestre/voix tend un peu plus vers l’équilibre, et aux deux œuvres symphoniques présentes sur le disque répondent cinq airs tout à fait représentatifs de ce qu’était, à son meilleur, l’opéra français à la même époque. Soit au total 25 minutes de musique, pour un disque qui dure une heure, voilà qui n’est pas négligeable. D’autant que le programme vocal nous promène de l’archi-connu (l’air d’Eurydice dans l’Orphée de Gluck) à la grande rareté (un extrait de l’opéra-comique de Grétry Les Mariages samnites), en passant pour ce que l’on ne connaît que depuis très peu de temps, grâce aux efforts de recréation déployés par le Centre de musique baroque de Versailles, comme Chimène de Sacchini ou Phèdre de Lemoyne.
C’est d’ailleurs au directeur artistique du CMBV, Benoît Dratwicki qu’a été confié le texte d’accompagnement présentant ces cinq airs. Sous le titre « Le nouveau chant français 1770-1790 », il expose les différentes orientations prises par l’art lyrique à la veille de la révolution : face à la relative austérité d’un Gluck ou d’un Lemoyne, le style italien s’acclimate non seulement dans les œuvres de compositeurs originaires de la péninsule, mais également dans les partitions de Grétry, jusqu’à ce qu’un fusion des deux manières soit tentée, notamment par Johann Christoph Vogel.
C’est cette fois à Sophie Karthäuser qu’échoit le privilège redoutable de défendre les airs réunis en contrepoint de la Symphonie n° 87 (baptisée « l’Impatiente » sur la suggestion du public des différents concerts donnés par Julien Chauvin et son ensemble) et de la symphonie du harpiste et compositeur Louis-Charles Ragué, originaire de Namur.
Le premier des cinq airs, extrait de Chimène ou Le Cid, ne trouve pas la soprano belge à son meilleur ; le timbre semble manquer un peu de matière et la diction de fermeté, là où l’on voudrait un peu plus de noble déclamation. Par chance, cette mauvaise impression se dissipe avec les quatre autres morceaux. Le deuxième, l’extrait d’Orphée et Eurydice, bénéficie d’emblée d’un investissement dramatique supérieur, assorti d’une diction aux contours plus nets : il est là, le drapé héroïque que l’on attendait en vain auparavant.
Si la résurrection pleine et entière de Phèdre a été confiée à un orchestre hongrois, pour des raisons économiques, c’est pourtant le Concert de la Loge qui en avait rassuré la première redécouverte, certes partielle, mais scénique. On comprend que Julien Chauvin ait eu à cœur d’inclure dans ce disque un air de cette admirable tragédie lyrique. Phèdre s’apprêtant à rencontrer Hippolyte préfigure Rachel de La Juive en employant la formule « Il va venir », comme dans l’air de l’opéra d’Halévy.
De Vogel, on avait apprécié La Toison d’or ; l’air de Démophon introduit une note primesautière dans ce suite d’airs tragiques. Pour la longue scène (8 minutes) d’Eliane dans Les Mariages samnites, Sophie Karthäuser sait trouver les accents tourmentés pour le récitatif et l’ampleur pour l’air dont Benoît Dratwicki souligne avec raison le caractère mozartien.
Ainsi défendus, tant par la soliste que par les instrumentistes du Concert de la Loge, tous les espoirs sont permis pour ces compositeurs : ils vont revenir sur les scènes, à condition qu’il devienne possible financièrement de remonter leurs œuvres. Il serait dommage que des contraintes budgétaires privent de ce plaisir et cet honneur les ensembles français parfaitement capables de le faire.