Haydn et la voix ? Pour la plupart des mélomanes, le sujet se limite aux deux oratorios les plus connus, La Création et Les Saisons. Certains érudits vous parleront peut-être du Retour de Tobie, et les amateurs d’écriture polyphonique chérissent plusieurs de ses messes, qui atteignent des sommets en la matière. Mais les voix solistes y sont constamment intégrées dans la masse chorale, avec peu d’occasions de briller. Quant à ses opéras, malgre les tentatives méritoires d’Antal Dorati ou de Nikolaus Harnoncourt, aucun n’est parvenu à s’imposer au répertoire, et même les lecteurs les plus assidus de Forum Opéra auraient toutes les peines du monde à en siffloter un extrait.
Est-ce à dire que « Papa Haydn » n’avait pas la fibre dramatique, et que son génie n’ait trouvé comme champ d’expression que celui de la musique pure ? Ce raccourci est tentant, mais quiconque voudrait y succomber devrait découvrir cette Scena de Berenice, écrite par Haydn à la fin de son deuxième séjour londonien. Créée au même concert que la Symphonie 104, pensée pour le glorieux gosier de la soprano italienne Brigida Bandi, elle révèle un tempérament explosif. Les sentiments du personnage sont traduits avec une vérité qui approche la sauvagerie. L’attention prêtée au mot est digne du Mozart de Don Giovanni, et il n’est jusqu’à la forme (alternance récitatifs-airs-arioso) qui ait retenu toute l’attention du compositeur, lequel renouvelle entièrement le genre de l’air de concert.
Cette petite cantate a reçu les attentions des plus illustres chanteuses. Cecilia Bartoli, Bernarda Fink ou Anja Harteros pour ne citer que les plus récentes. Sandrine Piau ne craint pas de mettre ses pas dans ceux de ses devancières, et empoigne les 12 minutes de musique avec une conviction qui fait mouche. Son profil vocal, à ce stade de sa carrière, est celui qui convient idéalement à ce type de musique. Un timbre acéré, fin comme la pointe d’une aiguille au moment d’attaquer la note, qui lui permet d’assurer une justesse imparable, qu’elle fait ensuite grandir jusqu’a éclater comme un fruit mûr lorsque le son doit être tenu plus longtemps. Dès lors, le chant se colore avec une palette d’une infinie diversité. Si l’on ajoute à cet instrument idéal une intelligence du texte et une diction exemplaires, ainsi qu’une incarnation qui fait sauter toutes les conventions pour nous tranporter au milieu d’une scène d’opera, on comprendra qu’on tient là une quintessence de chant classique.
L’accompagnement de Giovanni Antonini et de son Giardino Armonico est pour beaucoup dans cette réussite. Sa nervosité, son art de relancer sans cesse le discours et la variété des coloris instrumentaux aident la chanteuse à maintenir l’incandescence. Ces qualités se confirment dans les trois symphonies qui figurent au programme du disque : les 15e, 35e et 45e (dite « des Adieux »). Loin de l’image d’un Haydn plan-plan, Antonini varie les accents, fouette les tempi, fouille les plans sonores avec une curiosité inépuisable. Une lecture baroqueuse, au plein sens du terme, avec un goût du détail et de l’expérience qui rafraîchissent dans un répertoire que certains ont traité avec trop de distance. Haydn en sort parfois secoué, mais revigoré. Tout au plus déplorera-t-on que les instrumentistes soient parfois un peu courts lorsqu’il s’agit de faire chanter les lignes, comme dans l’adagio des Adieux. Mais ce ne sont là que vétilles dans un panorama globalement splendide, qui est à écouter d’urgence pour ceux, et ils sont encore nombreux, qui pensent que Haydn n’a plus grand chose à nous dire aujourd’hui.