Nul ne peut rester indifférent à cette œuvre, forte, achevée, d’une cohérence et d’une invention qui font se conjuguer toutes les ressources des mondes sonore et visuel. La version de concert de Infinite now, donnée à Paris en 2017 n’avait pas séduit (Infinite now). Pour son dernier opus lyrique, Heart chamber, sous-titré An inquiry about love, gageons qu’il en ira bien différemment. Concis – la durée de ses trois actes correspond à la moitié de celle de l’opéra précédent – servi par une mise en scène particulièrement adaptée et efficace, c’est un ouvrage dont on ne sort pas indemne. Peu connue dans notre pays en dehors du public de l’IRCAM, Chaya Czernowin est une des compositrices de notre temps les plus remarquables, et remarquées partout ailleurs. Israélienne, formée dans son pays, mais aussi en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon, son Adama, complément au Zaïde de Mozart, eut les honneurs du Festival de Salzbourg en 2006.
Deux personnages, Elle (Patrizia Ciofi) et Lui (Dietrich Henschel), leurs doubles (les voix intérieures de chacun), la Voix, le Contrebassiste sont les solistes. Ces deux-là vont se croiser, se rencontrer, tisser une histoire d’amour, qu’observent et décrivent le livret et son illustration, avec une précision d’entomologiste. La compositrice, fascinée par les phénomènes naturels et leur énergie, procède à un examen clinique du développement de cette histoire, avec ses possibles, ses incompréhensions, ses pulsions, qui vont générer autant de bonheur que de doutes et de blessures : « Ici, deux personnes sont excitées par les émotions de l’autre. Chacun veut prendre part à ce bonheur, mais cela peut aussi être accablant et mettre en péril l’espace personnel de l’autre ». Il s’agit de « transformer en sons la tension de l’amour ». Pour ce faire, elle nous offre une musique de notre temps, d’une incontestable originalité. Tout est subtilement amplifié, les voix, les instruments, les sons travaillés au studio expérimental de la SWR, pour une œuvre forte, où le silence occupe toute sa place. Patrizia Cioffi et Dietrich Henschel, avec pudeur (une étreinte, une caresse de la main), vivent pleinement leur personnage et nous émeuvent. Les techniques vocales, sans rapport avec le « chant lyrique » traditionnel, n’autorisent pas l’emploi du vocabulaire codifié. Disons simplement que, du murmure exhalé, à peine perceptible, au cri, en passant par toutes les formes d‘émission, l’attention ne se dément jamais. Lumineuses comme sombres, les voix des doubles (Noa Frenkel et Terry Wey) ne sont pas moins admirables.
Treize séquences enchaînées, que la compositrice a nommées Close up [gros plan] ou Forward [avant], assorties d’un numéro, se concluent par une soft light [lumière douce]. L’orchestre, nombreux, riche de l’instrumentarium le plus varié (ainsi les bâtons de pluie pour illustrer la terrifiante pulsion marquant la rupture) est conduit par Johannes Kalitzke avec une précision et une énergie singulières. Les 16 choristes y sont associés et fondent leurs timbres avec ceux des instruments. On s’accoutume vite aux vibrations, aux stridences, aux glissandi, aux nappes, aux agrégats… ils sont en parfait accord avec le projet.
Au premier acte, l’opéra s’ouvre sur le jeu, très contemporain, d’un contrebassiste, alternant avec le silence. Elle et Lui, seuls visibles dans l’obscurité de la scène, assis de façon symétrique, vont être les sujets d’une vidéo, également cloisonnée, où chacun quitte son appartement pour une déambulation urbaine. Glissement de la vidéo vers le décor : un escalier droit, avec palier central, voit se croiser une foule silencieuse, affairée, dont eux. Elle perd un objet qu’il ramasse et lui rend, avec un magnifique ralenti. Là commence leur chant. Leurs doubles, de noir vêtus, répètent la scène, avec la lenteur analytique d’images à reculons sur fond vidéo. Tout l’opéra fera appel à une conjugaison permanente des moyens visuels, vocaux et dramatiques pour fouiller les âmes, leurs troubles, leurs éblouissements comme leurs doutes et leurs peines. La musique, consubstantielle, a-t-elle jamais été aussi intégrée aux autres ingrédients du spectacle ? La force de l’œuvre réside dans cette fusion incroyable, et réussie, de toutes ses composantes.
Le silence, l’obscurité, la lenteur sont illustrés de sorte que le son, la lumière, le mouvement le plus ténu confèrent une dimension originale à cette histoire. Déclinés sous la forme opératique, avec une incroyable charge émotionnelle, une sorte d’exercices de style (de Raymond Queneau). L’escalier, lieu de croisement, de rencontre y est présenté sous tous ses angles, avec l’alternance fluide des scènes intérieures. Les retours, les mouvements contraires, les ralentis, les possibles, tout renvoie à ce qui relevait du simple jeu chez Queneau. Les éclairages, le maniement virtuose d’une vidéo saisissante renforcent l’expression musicale et dramatique. Claus Guth signe sans doute une de ses plus belles réalisations, où personne ne lui fera grief d’une transposition.
L’éveil fait émerger de l’inconscient nos deux personnages, chacun dans sa solitude symétrique, avec une gestique parallèle. Ils articulent une mélopée étrange, qui se mêle à celle de l’autre. L’orchestre nous avait introduit dans la nature, avec son silence animé de chants d’oiseaux, de cris auxquels les voix vont s’intégrer par monosyllabes, puis par mots et groupes sémantiques. Dérisoire et poignant, le texte du livret est réduit à des onomatopées, syllabes et mots, membres de phrase. Le traitement de la voix, paraîtra radical à certains, dont l’horizon musical s’est arrêté à la première moitié du XXe siècle. Pour autant, les plus curieux y retrouveront des pratiques et des effets développés par le Groupe de Recherches Musicales de la défunte ORTF, dès les années soixante-dix (François Bayle, Guy Reibel, Michel Chion, entre autres). La célèbre Sequenza 3 de Berio, nombre de pièces d’Aperghis participent de la même démarche, où les phrases, les mots sont déchiquetés pour n’en retenir que la force des phonèmes. Associée à une dimension visuelle tout aussi inventive, l’expression est magistrale. Qui ne comprend – surtout lorsqu’une écriture manuscrite le surligne en fond de scène – « Still », « I hear you », « You are changing » ? L’émotion n’est pas moindre que celle que nous procurent nos grands chefs-d’œuvre lorsqu’ils sont confiés aux meilleurs interprètes. A l’égal des œuvres consacrées, la réécoute réserve autant de joies. « Les opéras d’aujourd’hui ne sont pas condamnés à être des créations sans lendemain » déclarait Dietrich Henschel à Forumopéra (Dietrich Henschel : « Les opéras d’aujourd’hui ne sont pas condamnés à être des créations sans lendemain »). Osez !
La brochure d’accompagnement (anglais-allemand) comporte une interview de la compositrice ainsi qu’une notice relative au film associé à la vidéo (I did not rehearse to say I love you). Si les sous-titrages ont oublié notre langue, la compréhension (comme la lecture) de l’anglais est aisée.