Hélène Grimaud est-elle pianiste ? Philosophe de la musique et des arts ? Protectrice des animaux – hier les loups, aujourd’hui les mustangs d’Amérique ? Elle est, on le sait, tout cela à la fois. Est-ce disparate ? Oui, bien sûr, s’il est vrai que notre temps n’est à son aise qu’avec les personnalités univoques, et célèbre volontiers les trajectoires rectilignes. Déborder le trait, mordre la ligne : mal vu, s’abstenir. Ce livre offre toutefois une clef majeure, un peu inaperçue peut-être. C’est qu’Hélène Grimaud est, en réalité, voyageuse (de contrées et d’âmes) comme elle est, est tendue vers un but unique. Elle n’est pas dispersée. Elle s’est assigné très tôt un rôle, ou une vocation, qui n’a pas varié, et dont toutes les expressions visibles ou audibles ne sont que la variation. Elle est une médiatrice. Plus exactement, une médiatrice des beautés du monde. Elle les contemple, les ressent, et se donne comme but de créer le lien entre elles et le reste du monde, tout pétri d’indifférence. Elle est une éveilleuse. Voici les romantiques allemands. Voici les loups. Voici Schubert, et voici Brahms. Voici les chevaux (dont d’abord elle avait si peur) maltraités et chassés. Voici les Amérindiens Voici les poètes et voici les paysages. Tout cela n’est, en fait, que d’un seul tenant : pièces constitutives d’un cosmos, dont on surestime l’ordonnancement harmonieux et qui est, en réalité, un vaste puzzle qu’il faut, pièce à pièce, assembler. Ce n’est pas Brahms, ou Schubert, ou les chevaux, ou Cézanne, ou les paysages qu’elle met à notre portée : c’est ce qu’ils portent en eux de commun, de profondément lié, et dont son oreille (et tout son être) perçoit la parfaite consonance.
Tout ce livre, Renaître, parle de cela. C’est le récit d’une continuité profonde, d’une nécessité qui n’est pas vagabonde, mais cohérente. Il fallait que son éditeur de longue date, Stéphane Barsacq, prenne le temps de traquer la pianiste dans ses voyages et ses forêts profondes, prenne des notes, pousse le questionnement, la mette au pied du mur des cogitations poétiques qui sont aussi les siennes (car, éditeur, Barsacq est d’abord écrivain et poète) pour faire émerger le grand arc de cet embrassement. On y retrouve, ce n’est pas un hasard même si ce n’est pas formulé ainsi, la conviction holistique d’un Goethe. C’est ainsi qu’il faut lire les questions plus personnelles qu’il ose poser – non comme un voyeurisme mais comme l’application jusque dans la chair même de cette « ténébreuse et profonde unité » toute baudelairienne, qui embarque après tout aussi la question de la maternité, ou même le rapport à son corps, à son visage, au regard d’autrui.
L’animalité, l’omniprésence de la nature, le poème ou l’œuvre musicale comme poïesis – fabrication, artisanat, avant que d’être totem culturel – portent les pas dans des directions diverses qui n’en sont qu’une. C’est cela, ici, qui intéresse. C’est cela, aussi, qui recompose la dignité de ce qu’on appelle une « interprète », terme si sujet à malentendus. L’interprète ici ne vient pas après, comme un second ou troisième degré dans l’ordre platonicien de la création. Il est de plein droit créateur, parce qu’il n’est pas d’Idée qui vaille sans sa manifestation physique, et parce qu’il faut bien des êtres qui admettent le sacrifice de leur chair pour que l’idée s’incarne. Aussi est-il sous plusieurs formes ici question d’esprit, d’esprits, de spiritus.
On songe plus d’une fois à ce que Monsaingeon sut tirer de Sviatoslav Richter : l’aveu du sacrifice, l’explicitation de ce qu’est exactement le don de soi à l’idée qu’on se fait non de la musique, non de l’art, mais de la musique et de l’art en tant qu’ils sont la chair du monde. Cela nous épargne les considérations philologiques ou égotistes que trop d’artistes croient devoir livrer, au profit d’une pensée organique acceptant la part de mystère et la brûlure qui s’ensuit – un sacer esto parcourt à bas bruit cette conversation (pré)socratique. Gare à qui n’y verra qu’une litanie de préférences personnelles. Le sens ici est plus secret, et plus haut, comme la musique elle-même.