C’est le rêve d’une Grèce antique aux senteurs « de pin, de thym et de figuier », un rêve « aussi indicible que la musique » et qu’ont partagé avec elle, chacun à sa manière, Monteverdi, Gluck, Schubert, Wolf, Debussy, Strauss, Britten, qu’Hélène Pierrakos, dans cet essai musardeur et très personnel, érudit et sensitif, essaie de mettre en mots.
Au fil de son texte, court la métaphore du marbre et de la faille, de l’éternel dialogue du solide et du fragile, de l’immobilité des colonnes et des fantaisies du lierre, de la rigueur et du tremblement. À l’image de l’architecture baroque, où la mobilité de l’ornementation fait vaciller la rigidité des pilastres.
Une jeunesse du monde
Et c’est justement avec la Grèce d’Orfeo, celle du Retour d’Ulysse, que commence ce voyage onirique. Les pages dédiées à Monteverdi sont parmi les plus belles de l’ouvrage. Hélène Pierrakos voit dans sa musique « le déploiement de paysages sentimentaux dominés par un ciel philosophe, où la mesure des passions s’exerce avec d’autant plus de force que les affetti y déroulent la plus évidente vulnérabilité ». Cette vulnérabilité, c’est celle de « l’Umana fragilità » qui dès le prologue du Retour d’Ulysse se présente comme la clé secrète d’un drame que cristalliseront deux moments essentiels : le monologue de Pénélope, effigie de l’attente (scandée par les « Torna, torna, Ulisse ! »), et celui d’Ulysse, « dans l’entre-deux du réel et de l’illusion », s’interrogeant s’il dort ou s’il est mort.
Dans une digression, Hélène Pierrakos s’attarde aussi sur quelques madrigaux du maître crémonais, où elle voit s’exprimer, comme dans ses deux opéras grecs, « quelque chose d’une jeunesse du monde » : un chant nouveau, adolescent lui aussi, qui prétend ressusciter la mélodie antique, mais surtout tente la gageure d’exprimer par le truchement du recitar cantando toute la richesse des passions. Ainsi le célèbre Hor che’l ciel, sur un sonnet de Pétraque inscrit-il dans un paysage immuablement méditerranéen (le ciel étoilé, la mer sans vagues) un chagrin intime, « Vegghio, penso, ardo, piango – Je veille, je pense, je brûle, je pleure », qui, repris à quatre voix, devient l’expression d’une peine collective, éternelle et profonde.
La chair nue du chagrin
Dans le grand débat entre l’ordre et les passions, Gluck ne choisit pas : il prend tout. Mais colonnes, pilastres, symétries et perspectives, qui en font superficiellement le parangon du classicisme, ne sont que le décor devant lequel Oreste et Pylade peuvent laisser s’exhaler « la détresse la plus nue […] pour atteindre la chair nue de la lamentation et du chagrin. » Fascinante période, dit Hélène Pierrakos, où « la plénitude des formes, la fidélité à des modèles » vont de pair avec « la liberté grandissante de l’inspiration individuelle et le tumulte des passions. »
Quant au concert d’oiseaux qu’entend Orphée en arrivant aux Champs Elysées, figurant « ainsi la richesse des pensées [des personnages], la mobilité de leurs sentiments et jusqu’à leur tragique condition », ne semble-t-il pas esquisser une « poétique des éléments » dont participe peut-être aussi la mer en tumulte d’Idomeneo.
Beau monde où es-tu ?
Très belles aussi les pages consacrées à Schubert, qui, mettant en musique les Dieux de la Grèce (Die Götter Greichenlands) de Schiller y trouve, lui « qui ne peut vivre dans la réalité de l’ici et maintenant », une interrogation, « Schöne Welt, wo bist du ? – Beau monde où es-tu ? » qu’il fait sienne. Il la fera précéder d’un motif au piano, mi-ré-mi, « tel un chant d’oiseau triste dans la nuit ». pour exprimer non seulement la nostalgie du monde antique grec, mais l’essence même de toute nostalgie.
En 2015, Hélène Pierrakos a publié « L’ardeur et la mélancolie – Voyage en musique allemande »(Fayard). Elle est là sur un terrain d’élection et il faut lire les analyses sensibles qu’elle fait de An Schwager Kronos (Goethe) : « l’alliage d’évocation antique et d’ancrage dans la vie des villages allemands », en même temps que « plane l’esprit éternel, pleine promesse de vie éternelle – Schwebet der ewige Geist / Ewiges Lebens ahndevoll. »
En profiter pour réécouter ce qu’y fait Dietrich Fischer-Dieskau avec Gerald Moore à Salzburg en 1957).
Lire aussi les lignes qu’elle consacre à Der Atlas (Heine) ou à Ganymed (Goethe). Ce dernier poème, Schubert en exprime musicalement « l’ascension irrésistible vers l’amour », alors que Hugo Wolf met en exergue son ambiguïté pour rendre sensible « l’attente de l’amour, non son accomplissement. »
Métamorphose dans la lumière
La Grèce de Richard Strauss ira « de la sidération à la métamorphose », titre du chapitre IV. Autrement dit, d’un côté Elektra, de l’autre Ariadne auf Naxos et Daphné. Du côté des Atrides, Hofmannsthal et lui peuvent se repaitre de haine et de violence (qu’ils contrebalancent par la valse de Chrysotémis et la douceur de la scène de la Reconnaissance quand réapparait Oreste), mais du côté de Naxos ils peuvent célébrer l’ascension d’Ariane dans la lumière (égéenne) et sa métamorphose par la grâce de l’amour. Quant à l’éblouissement de la transfiguration de Daphné, « hymne à la lumière, aussi bien que célébration de la fusion avec la nature », Hélène Pierrakos le met en relation avec la « célébration de la joie » qui se donne à entendre dans un sublime lied avec orchestre, le « Chant de la prêtresse d’Apollon » – Gesang der Apollopriesterin, où le jeune Strauss (1896, il a 32 ans) semble tendre la main au Strauss crépusculaire et nostalgique des Quatre derniers lieder.
Arrière-monde
Bien trouvée, l’expression « poétique de l’éclosion » à propos du Debussy du Faune ou de Bilitis, ou du Ravel du Lever de soleil de Daphnis, même si leur Grèce allusive et décorative ne semble à Hélène Pierrakos guère plus authentique que leurs Espagnes de cliché.
Après ce point de passage obligé (de toutes façons, il ne s’agit évidemment pas d’être exhaustif), la promenade s’achèvera de façon inattendue avec Britten et Death in Venice. Ultime opéra du compositeur qui choisit de concentrer dans le finale du 1er acte, Les Jeux d’Apollon, toutes les références helléniques du livre de Thomas Mann. Cette scène, qui semble « émaner d’un arrière-monde énigmatique », parait dessiner le destin d’Aschenbach, depuis la lumière de la voix d’Apollon (James Bowman à la création) jusqu’aux distorsions finales qui annoncent le désastre.
Du marbre à la faille en somme, comme pour résumer l’essai d’Hélène Pierrakos, qui s’achève par un épilogue où elle évoque sa manière de goûter la musique « entre féconde paresse et sensualité », « de [se] laisser inspirer par le parfum de la musique, sa saveur subtile, son appel à laisser de côté raison et savoir pour écouter cet arrière-monde d’une tout autre puissance qu’est le monde sonore. »