Longtemps avant celle de Gluck, l’Iphigénie de Desmarest achevée par Campra connut au moment de sa création (1704) un accueil mitigé, mais ensuite, lors de sa reprise en 1711, un succès considérable.
Les sources du livret, la pièce d’Euripide, sont les mêmes que celles de l’œuvre de Gluck, traduites et adaptées par Jean-François Duché de Vancy. Et c’est d’abord à Henry Desmarest qu’en 1696 l’Académie Royale de Musique confie la composition de la partition, qui ne progresse que lentement. En 1699, le processus créatif est même à l’arrêt complet, le compositeur ayant été obligé de s’exiler, condamné par Louis XIV pour séduction et rapt, après avoir épousé une jeune fille noble sans le consentement de son père – il avait aussi fait un enfant à la belle. Avant de partir pour Bruxelles, Desmarest confie sa partition en devenir à un proche qui la remit ensuite à André Campra, que l’Académie avait chargé de terminer l’œuvre. Ce dernier demande la collaboration de son complice Antoine Danchet pour remanier le livret et complète des pans entiers de l’œuvre qui avait été laissé inachevée par l’équipe précédente. Il compose entièrement le prologue et l’ouverture. A l’audition, on ne distingue pas clairement la patte de chacun des compositeurs ; si l’œuvre paraît homogène et ne semble pas trop souffrir de sa genèse chaotique, c’est sans doute parce que Campra a coulé son écriture dans le style de Desmarest, ajoutant des pages virtuoses pour rehausser le caractère brillant de l’œuvre. Et il faut saluer le travail de Benoît Dratwicki, directeur du Centre de Musique Baroque de Versailles, à qui l’on doit cette redécouverte.
Il est sans doute inutile de comparer l’œuvre à celle de Gluck : les contraintes de forme sont propres à chaque époque et les deux partitions ressortissent d’univers stylistiques complètement différents. Le drame est ici plus cadré, les émotions sont codifiées, et il faut tout le talent des interprètes pour apporter du relief, des aspérités à une partition qui parfois semble lente à s’émouvoir. Hervé Niquet sait comment s’y prendre pour créer des tensions, à grand renfort de contrastes, de surprises et sollicite la partie musicale parfois au-delà de ce qu’elle peut livrer. L’effort est payant, le sens de chaque situation est accentué, magnifié, et le rendu global – celui d’un récit cohérent non dépourvu d’émotions – parfaitement en ligne avec les attentes exigeantes que l’auditeur peut avoir face à une partition qu’il découvre. Le chef est secondé par ses troupes du Concert Spirituel, celles avec qui il travaille maintenant depuis de nombreuses années et qu’il a formées à sa gestique, à son esthétique, son sens de la répartie et sa forte personnalité, laissant percer çà et là les individualités les plus saillantes de son orchestre, mais toujours sous son contrôle.
Il est aidé aussi par une brillante brochette de solistes, tous aguerris au répertoire particulier du baroque français, ses exigences en matière de diction, de justesse, d’articulation musicale et son expressivité si particulière. C’est cette précision, très largement partagée par toute l’équipe, qui fait le sel de cette interprétation toute en finesse. La distribution est dominée par Véronique Gens dans le rôle-titre, qu’on ne présente plus, parfaitement professionnelle et rompue à ce type de répertoire. La voix a acquis avec le temps un peu plus de vibrato sans rien perdre en puissance – au contraire – ni en impact dramatique.
Reinoud Van Mechelen, parmi les meilleurs hautes-contre du moment, se montre sensible et plein de délicatesse musicale dans le rôle de Pylade. Voilà bien un chanteur qui marque tout ce qu’il fait du sceau de la rigueur, de la précision et d’un travail exigeant sur le texte. A cela s’ajoute la beauté et la chaleur de la voix, un charme particulier dans la façon de conduire les inflexions de la courbe mélodique et une grande authenticité des sentiments. Son comparse Thomas Dolié, (Oreste) est très bien distribué également, dans un rôle moins démonstratif cependant. Le reste de la troupe ne démérite pas : on citera les très belles contributions de David Witczak dans le rôle de Thoas et de Floriane Hasler dans celui de Diane ainsi que les quatre chanteurs qui se répartissent les emplois moins essentiels à l’action en une douzaine de petits rôles.
Sans être la révélation du siècle, voilà une œuvre qui méritait certainement d’être exhumée, et qui est fort bien servie par d’excellents musiciens.