L’Allemagne n’a jamais vraiment oublié Schreker. Après la Deuxième Guerre mondiale, les concerts radiophoniques présentaient ses œuvres, de loin en loin. En 1964, l’opéra de Kassel osa monter Der Ferne Klang ; en 1979, l’opéra de Francfort présenta Die Gezeichneten. Puis à partir des années 1980, tout s’accéléra : Der Schmied von Gent à Berlin, Irrelohe à Bielefeld, Die Gezeichneten à Düsseldorf, bien sûr, mais surtout, pour le public non-germanophone, Der Ferne Klang à Venise en 1984 et à Bruxelles en 1988. Depuis lors, la « Schreker Renaissance » se poursuit, lentement mais sûrement. La saison 2012-2013 fut une saison faste, avec Der Schatzgräber en ouverture de saison à Amsterdam (voir compte rendu) et Der Ferne Klang à Strasbourg (voir compte rendu). Néanmoins, il fallait un certain courage pour oser enregistrer les œuvres de Schreker comme le fit le label Capriccio : tout commença avec un live de Der Schatzgräber, capté à l’opéra de Hambourg, aussitôt suivi, honneur suprême, d’une version studio de Der Ferne Klang, pour laquelle la firme allemande fit appel à la même Gabriele Schnaut, la seule apparemment alors capable ou désireuse de chanter cette musique. Depuis, d’autres captations en direct ont vu le jour, et le 1er septembre vient de paraître un live de Der Schatzgräber venu d’Amsterdam. Capriccio est donc bien inspiré de ressortir ces deux enregistrements pionniers, incunables de la reconnaissance de Schreker au disque.
Présente en héroïne des deux opéras, Gabriele Schnaut apparaît comme un pilier de l’entreprise, ce qui ne signifie pourtant pas qu’elle soit sans reproche. Dans les années 1980, cette chanteuse allemande se produisait régulièrement à Bayreuth (elle avait été Waltraute et la deuxième Norne dans la Tétralogie montée par Chéreau), en Sieglinde ou en Ortrude. Paris l’entendrait au Châtelet en Brünnhilde en 1994, à l’opéra Bastille en Elektra en 1992 et en Isolde en 1998. A cheval sur les répertoires de mezzo et de soprano (et depuis reconvertie dans les rôles graves), Gabriele Schnaut avait une voix solide et sonore, mais son timbre sombre et épais convenait-il vraiment aux personnages de Schreker ? Passe encore pour la très perverse Els de Der Schatzgräber, mais pour la Grete de Der Ferne Klang, qui est encore une pure jeune fille durant tout le premier acte ? En dehors du problème de vraisemblance psychologique, il devient même difficile de faire la différence, à la fin de ce même acte, entre Schnaut et la mezzo Julia Juon (la vieille femme), et la jeune fille sonne singulièrement peu juvénile, impression que ne suffisent pas à démentir des aigus souvent acides.
Heureusement, il y aussi les ténors. Alors à l’apogée de sa carrière, le mozartien devenu straussien Thomas Moser est un Fritz magnifique, dont on regrette que Schreker lui ait donné si peu à chanter ; Josef Protschka offre un timbre moins suave, moins immédiatement séduisant, mais a la vaillance toute wagnérienne qui convient pour que le poète Elis échappe à la mièvrerie. Dans le bref rôle d’Albi, on entend Heinz Kruse, qui serait en 1996 le Siegfried de Gabriele Schnaut au Châtelet. Peter Haage, habitué de Mime, incarne dans Der Schatzgräber le personnage essentiel du Bouffon. Le baryton Hans Helm est, comme Gabriele Schnaut, présent dans les deux intégrales, et parmi les voix graves, on retrouve dans des petits rôles quelques gloires alors en fin de piste, comme Siegmund Nimsgern, ou quelques noms qui n’allaient pas tarder à se faire connaître, comme Gidon Saks.
Mais plus que tel ou tel protagoniste, c’est à chaque fois l’ensemble réuni autour du couple de héros qui frappe par sa cohérence, effet de la troupe pour le Staatsoper de Hambourg, effet d’un choix judicieux pour la gravure en studio. Surtout, grand défendeur d’œuvres oubliées, Gerd Albrecht fut le maître d’œuvre de ces deux intégrales précieuses, avec évidemment la plus-value qu’apporte le confort du studio dans le cas de Der Ferne Klang. Il sut dompter ces partitions-fleuves d’un immense raffinement (le troisième acte de Der Schatzgräber, long duo d’amour entre Elis et Els), où Schreker jouait avec la tonalité et avec les effets de spatialisation, notamment au deuxième acte de Der Ferne Klang où une partie du chœur est en coulisses, au milieu d’allées et venues constantes.