Curieusement, alors que les enregistrements audio se sont multipliés, aucun DVD d’Hippolyte et Aricie n’existait il y a peu. En l’espace de quelques semaines, nous voilà comblés puisqu’à la version de Jonathan Kent et William Christie s’ajoute celle-ci. La production fut saluée à sa création toulousaine de 2009, puis sa reprise en 2012 au Palais Garnier. Le DVD sort enfin. Ces deux lectures radicalement différentes se justifient et se complètent.
Tout a été dit à propos de cette réalisation, commandée par Nicolas Joël, aussi importante pour Hippolyte et Aricie que furent, sur cette même scène, il y a plus de cinquante ans, les Indes galantes de Maurice Lehmann. Ivan Alexandre s’en est longuement expliqué dans nos colonnes : la fidélité à l’esprit de l’œuvre le conduit à revisiter une dramaturgie, sans jamais y sacrifier la tragédie. L’esthétisme raffiné, la beauté visuelle des décors, des costumes, des éclairages, l’art du geste, la chorégraphie nous renvoient peu ou prou au XVIIIe siècle, sans jamais tomber dans la reconstitution historique. Ce régal pour l’œil, pour l’oreille et pour l’intelligence pouvait faire redouter une faiblesse du ressort dramatique. Or, il n’en est rien : la qualité des interprètes et la direction d’acteurs nous font lire sur chaque visage, dans chaque attitude, dans chaque mouvement l’émotion dont ils sont porteurs. Cet enchantement venu tout droit du Grand Siècle, avec ses machineries, ses toiles peintes, ses perspectives, ses couleurs automnales, sa symbolique aussi, cet enchantement ne connaît guère de précédent.
De la distribution première demeurent, déjà, l’Aricie de Marie-Catherine Gillet, qui nous émeut toujours de sa voix fraîche et sensible, et le grand Stéphane Degout, immense Thésée, à l’autorité et à la noblesse exceptionnelles (dans ses invocations à Pluton, puis à Neptune, en particulier). Topi Lehtipuu incarne un Hippolyte jeune, rôle relativement ingrat, le personnage n’ayant pas la consistance de celui de Thésée, de Phèdre ou d’Aricie. Il parvient à lui donner une épaisseur convaincante. La Phèdre de Sarah Conolly est puissante, passionnée. Son chant intense, articulé et projeté à souhait lui confère une humanité racinienne rare.
Les autres rôles ont connu peu de changements de titulaire : aucun des nouveaux n’accuse la moindre faiblesse. Andrea Hill incarne avec bonheur une Diane hautaine et orgueilleuse, la rouée Oenone est confiée à Salomé Haller, insinuante à souhait. Manuel Nuñez Camelino nous offre un beau Mercure. Les « anciens » font merveille : Marc Mauillon, incarne maintenant, avec bonheur, l’inquiétant Tisiphone. L’Amour de Jael Azzaretti, vif et espiègle comme il se doit, dès le prologue, nous donne pour finir un « rossignols amoureux » d’anthologie. Le Pluton et le Jupiter qu’impose François Lis ont l’autorité vocale et le hiératisme requis.
Emmanuelle Haïm, toujours attentive au chant baroque qu’elle fréquente depuis si longtemps déjà, dirige son Concert d’Astrée avec énergie et sensibilité. L’harmonie entre la fosse et le plateau est parfaite. Les chœurs sont exemplaires, tout comme les danseurs, aux chorégraphies réglées de Natalie van Parys.
Avec cette somptueuse version, qui plonge ses racines dans la culture raffinée de l’ancien régime, nourrie de références classiques, on se trouve aux antipodes de celle de Jonathan Kent (avec William Christie), contemporaine, corrosive, qui a pour elle le singulier mérite de parler plus directement à tous les publics. Ne choisissons donc pas, emportons les deux, pour notre plus grand plaisir.