Au commencement était le Roi-Soleil, monarque désireux de placer la France au centre économique, politique et aussi artistique du monde. La dénomination de l’institution qu’il fonde par lettres patentes du 28 juin 1669 est révélatrice de ses intentions : non « Opéra » mais « Académie royale de musique ». Né en Italie, l’art lyrique en franchissant les Alpes devient moins sujet de divertissement qu’enjeu d’un pouvoir absolu et centralisé. La comparaison entre « l’autarcie culturelle » de Paris et « le cosmopolitisme culturel » de Venise proposée par Mario Armellini, musicologue spécialiste de l’opéra français et italien des XVIIe et XVIIIe siècles, tient lieu de démonstration : « D’un côté monarchie, privilège, concentration de l’activité lyrique en un seul lieu, création limitée et constitution d’un répertoire repris continument ; de l’autre république, concurrence des théâtres, forte activité de création, implantation dans diverses villes italiennes et en Europe ».
Sur cette terre hersée par la volonté du Roi, germe une forme de théâtre chanté que l’on appelle « tragédie en musique » puis, à partir du XVIIIe siècle « tragédie lyrique ». Pour la démarquer de son modèle italien ? Le genre, dont Armide de Lully représente l’archétype, a tôt fait de se doter de caractéristiques qui lui sont propres. La langue française offre au récitatif une place prépondérante ; la danse devient composante essentielle du spectacle. Après la mort de Lully, un nouveau format – le petit opéra – se développe. Enfant adultérin, l’opéra-comique nait sur les tréteaux de foire. L’Italie cherche à prendre sa revanche sur fond de querelles intestines jusqu’à ce que la Révolution tourne la page.
C’est ici que s’achève le deuxième volume – par ordre de publication mais chronologiquement le premier – de Histoire de l’Opéra français, une trilogie initiée l’an passé par Hervé Lacombe, entouré d’une équipe internationale de près de deux cents auteurs – musicologues, historiens, philosophes, etc. Le propos, riche de 250 illustrations, ne se limite pas au seul récit d’une histoire maintes fois parcourue. Le profil des auteurs témoigne d’une volonté de dépasser le cadre historique pour proposer une analyse de l’opéra français des 17 et 18e siècles à travers les conditions pratiques de son existence et ses ramifications tant culturelles que sociétales.
De Paris, l’opéra essaime en province. Les théâtres d’abord improvisés, souvent dans les salles de jeu de paume, se métamorphosent au 18e siècle en monument de pierre pour s’installer durablement dans le paysage urbain. De 1750 à 1773, l’historien Max Fuchs dénombre l’ouverture de 23 structures permanentes. Entre 1749 et 1789, le sociologue Georges Escoffier recense 71 troupes actives dans 28 villes du Sud-Est. Ces quelques chiffres témoignent de l’effervescence d’un genre qui « innerve la société française », ses lettres, ses arts, et dont le rayonnement a tôt fait de dépasser nos frontières. Et Hervé Lacombe de rappeler que Beethoven a composé dans sa jeunesse des variations sur un thème de Richard Cœur de Lion de Grétry.
Nul n’est oublié dans ce panorama magistral, pas même les femmes qui font l’objet d’un chapitre à part entière, avant que l’épilogue, d’une centaine de pages, n’aborde, toujours sous forme d’articles, quelques traverses encore inexplorées. Notamment l’antagonisme entre le concept de baroque et de classique. « On imagine la fureur de Rousseau à l’idée que sa chère Serva padrona, l’opera buffa qui déclencha la querelle des Bouffons, soit aujourd’hui qualifiée de baroque au même titre que la musique de Rameau ! », s’amuse Marion Lafouge.
Peu importe les étiquettes. Loué soit le mouvement des « baroqueux » qui a permis d’attiser l’intérêt sur tout un pan de notre répertoire. « Connaître, comprendre et apprécier ces œuvres demande de retrouver leur forme sonore et spectaculaire. Cela ne prend tout son sens cependant qu’en renouant avec toute une époque et une culture lyrique », ajoute Hervé Lacombe pour justifier sa monumentale entreprise. On en attend avec impatience le troisième pilier (dont la date de parution n’est pas encore annoncée) : De la Belle Epoque au monde globalisé.