Jeanne d’Arc au bûcher pourrait passer aujourd’hui pour une œuvre problématique. Si les années trente étaient propices à l’exaltation d’une France libre et chrétienne, les quelques enjeux sociaux des dernières décennies (ainsi que les exclamations plus récentes de politiciens illuminés) ont fait de la pucelle d’Orléans un personnage presque sulfureux.
Tout cela ne vaut que si l’on lit le livret de Paul Claudel au pied de la lettre, exercice qui n’est jamais bien concluant. Après plus ample réflexion, on découvre derrière le patriotisme exacerbé une touchante considération sur l’amour dans tout ce qu’il a de plus universel : « Personne n’a un plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’il aime » nous rappelle la maxime conclusive de l’œuvre. A ce stade là, qu’il s’agisse d’un être, d’une cause ou d’un pays importe peu.
La récente production semi-scénique du Royal Concertgebouw Orchestra faisait intervenir un spécialiste de la musique française. Alors que sa carrière explose à l’étranger (cette production en est un exemple), Stéphane Denève peine curieusement à devenir prophète dans son propre pays. Pourtant, la lecture orchestrale de cet oratorio ne manque pas de richesse : l’impeccable section des vents du RCO nous comble dans le « Jeu de cartes », ainsi que dans les interventions solistes, souvenirs des hallucinations de Domrémy. L’austérité apparente de la musique de Honegger et de son orchestration ne présentent aucune difficulté pour le chef qui parvient à les sublimer dans une messe orchestrale chatoyante.
La place du chant dans Jeanne d’Arc n’est pas large, et il est d’autant plus difficile pour les solistes de convaincre rapidement. Claire de Sévigné se taille probablement la part du lion : la partie de la Vierge n’est pas la plus gratifiante, mais son timbre rayonnant et puissant convient tout à fait au personnage. Plus sombre et plus ample, la voix de Judit Kutasi peint une Sainte Catherine inspirée et passionnée. On émet plus de réserve quant à la prestation de Christine Goerke : à côté des grands rôles wagnériens dont elle a l’habitude, celui de Sainte Marguerite paraît presque trop léger pour elle. Assez haut perchée, sa ligne vocale souffre d’un timbre vacillant et de quelques défauts d’intonation. Jean-Noël Briend souffre d’un problème similaire : l’écriture franchement ingrate du rôle de Cauchon le met progressivement en difficulté, tant et si bien que les faiblesses vocales apparaîssent davantage dans le rôle du Clerc.
L’excellent Rotterdams Symphony Chorus peut se targuer d’une intonation impeccable, et fait également preuve d’une minutieuse préparation musicale, faisant de cette masse chorale un personnage à part entière.
Des rôles parlés, on retiendra avant tout ceux de Frère Dominique et de Jeanne. Le premier est confié à Jean-Claude Drouot, qui nous en donne une lecture passionnée, presque désespérée. Le choix peut surprendre, alors qu’on s’attendait justement à plus de réserve pour dépeindre un tel personnage (l’absence du visuel explique probablement notre étonnement). A l’inverse Judith Chemla incarne le personnage principal avec beaucoup de candeur et d’innocence. Le choix n’est certainement pas malvenu, mais l’on vient à se demander si cette jeune fille qu’est Jeanne ne porte pas en elle une passion plus charnelle pour sa mission divine. Les interprétations récentes de Marion Cotillard (en français) ou de Johanna Wokalek (en allemand) semblent aller dans ce sens-là. Résoudre de telles questions théologiques n’est cependant pas nécessairement le rôle du critique ni du public, et l’on peut tout à fait se réjouir de la proposition touchante portée par cette production.