Enregistrée il y a vingt ans, cette version d’I Capuleti e i Montecchi reste certainement l’une des plus réussies d’un ouvrage assez gâté par le disque. En Roméo, Vesselina Kasarova offre une voix sûre, d’une grande expressivité, aux beaux graves poitrinés et aux aigus insolents mais pas toujours dépourvus de stridences. Les vocalises sont réalisées avec brio et les variations des reprises respectent tout à fait le style bellinien. Enfin, l’artiste sait camper un personnage attachant. A notre sens, le mezzo bulgare est ici une référence, à défaut d’un enregistrement commercial affichant l’exceptionnelle Martine Dupuy. Eva Mei est une Juliette d’une grande délicatesse, maîtrisant parfaitement la grammaire belcantiste, avec des couleurs variées et expressives. Si la voix paraissait plutôt légère à la scène, la présente captation lui offre ici un supplément de largeur. On pourra toutefois préférer une Giulietta plus corsée de timbre ou plus engagée dramatiquement, mais cette conception se défend. Au zénith de ses moyens, Ramón Vargas a pour lui un timbre magnifique, un phrasé idéal, et la morbidezza que l’on attend typiquement dans ce genre d’emploi. Simone Alberghini est un Cappellio sans reproche, avec toute l’autorité nécessaire. En revanche, le Lorenzo d’Umberto Chiummo est un peu tendu dans l’aigu et la ligne de chant n’est pas parfaite. La direction de Roberto Abbado offre le meilleur dans les passages les plus martiaux, mais ne sait pas créer de fusion émotionnelle entre les voix et l’orchestre (le finale de l’acte I en est un exemple, où Mei fait preuve d’une grande sensibilité) ou sublimer la mélodie bellinienne comme pouvait le faire un Riccardo Muti ou un autre Abbado. Au positif également, cette intégrale est très vivante, donnant l’impression d’un enregistrement pris sur le vif de grande qualité technique. Les chœurs sont solides et l’orchestre, très professionnel.
Pourquoi diable la note maximale (4 cœurs) pour cet enregistrement compte tenu des quelques réserves exprimées ? Pour le comprendre, il nous faut faire un petit retour en arrière… de 192 ans ! En 1825, le Teatro alla Canobbiana de Milan accueille la création de Giulietta e Romeo, ouvrage d’un compositeur bien oublié, Nicola Vaccai. Cet opéra fait une grande impression, et lorsque Vincenzo Bellini propose sa propre version, cinq ans plus tard, les qualités respectives des deux ouvrages sont immédiatement évaluées. En 1832 à Bologne, Maria Malibran choisit de remplacer la scène du tombeau de Bellini par celle de Vaccai, et cette version hybride est un grand succès (nous avons simplifié à l’extrême les péripéties de ces avatars que nous avons détaillées dans un article à part).
Grâce à ce CD, nous pouvons nous-mêmes juger de l’effet produit, puisque la dernière partie du second acte de Giulietta e Romeo est ici enregistrée avec les mêmes interprètes. Vesselina Kasarova excelle dans l’air « Ah se tu dormi svegliati » où elle déploie encore plus d’émotion que dans la version originale. Dans cet acte, la mort de Romeo est suivie d’une grande scène pour Giulietta, avec air et cabalette, interprétée avec une belle véhémence par Eva Mei (dans la version Malibran d’ I Capuleti e i Montecchi, cette dernière scène était toutefois coupée). L’ensemble est absolument superbe, sobre et les mélodies magnifiques. Mei y fait merveille, plus libérée que chez Bellini. Alberghini, en revanche, doit composer avec une tessiture trop aiguë pour ses moyens. Mais quel dommage que l’acte I et le début du II n’aient pas été enregistrés dans la foulée !
Toujours pas convaincus ? Alors vous craquerez pour le dernier bonus : une rare version de l’entrée de Romeo dans une adaptation de Rossini composée vers 1830 ! Air et cabalette bénéficient ici de variations ébouriffantes et franchement roboratives, où Kasarova est étincelante. C’est comme finir un bon repas par un petit chocolat !