Depuis son poussif Don Carlo de San Francisco, Emilio Sagi a progressé : finie l’illustration littérale, avec la reconstitution jusqu’au dernier bouton d’uniforme. Pour ces Puritains captés à Madrid en juillet 2016, le metteur en scène décide enfin d’adopter un point de vue sur l’œuvre, et non de se réfugier derrière des didascalies ou une prétendue fidélité au livret, dont on sait l’ennui qu’elle peut engendrer. Ici, Sagi a l’audace de transposer l’action, vers un XIXe siècle mal défini mais esthétiquement très puissant, où seules les coiffes des dames du chœur rappellent le texte original. Les lustres, les chaises, les costumes, les accessoires sont un mélange de classicisme et de design, dans des couleurs minérales qui provoquent une jubilation visuelle immédiate. L’intrigue gagne en intensité, d’autant qu’elle est accompagnée d’un vrai travail psychologique sur les personnages, notamment Elvira, qu’on voit passer par toute une gamme d’émotions, infiniment plus riche que ce qu’on voit d’habitude. Si on accepte que le livret de Pepoli est en définitive assez mince (est-ce autre chose qu’un « happy end » retardé par quelques malentendus ?), voilà sans doute la proposition scénique la plus convaincante sur le marché. D’autant que tout cela est subtilement éclairé et filmé avec un sens aigu de la progression dramatique.
Dans son compte rendu du spectacle, Christophe Rizoud soulignait les inégalités du plateau et de la fosse. Elles semblent avoir disparu dans la captation vidéo. D’abord du côté d’un Evelino Pidò qui, s’il manque parfois d’alanguissement et de poésie, mène l’ensemble avec une belle énergie, évitant tous les pièges d’une partition à l’écriture chargée. Et la cohérence entre l’orchestre et le plateau est sans faille. Une telle précision a un prix : les chanteurs ont souvent les yeux fixés sur la fosse ou sur les moniteurs vidéos latéraux. Dans un répertoire où les fautes techniques sont la norme et où tant de directions musicales sacrifient à une paresseuse routine, entendre un orchestre aussi bien tenu est une joie, et permet de jouir pleinement des mille détails (la harpe !) dont Bellini a parsemé son opus ultime. Comme on est loin de la « grosse guitare » raillée par Wagner.
Portée par une mise en scène qui exige beaucoup d’elle, Diana Damrau semble se défoncer totalement : elle court, saute, danse, pleure et se pâme avec une énergie qui pourra agacer certains, mais qui semble convenir foncièrement à son tempérament. Que cet engagement scénique se couple avec une technique vocale aussi précise tient du miracle. Toutes les difficultés du rôle sont assumées, les vocalises exécutées sans la moindre anicroche, la justesse jamais prise en défaut. Tout au plus pourra-t-on déplorer ça et là un manque de coloration sur certaines notes tenues, due sans doute à la fatigue physique. Javier Camarena a plus de mal à faire croire à son personnage. Desservi par un physique un peu pataud, il paraît gauche au moment d’entrer sur scène, d’autant que la mine extasiée de Damrau semble le mettre mal à l’aise. Mais toutes ces réserves s’envolent dès que le ténor mexicain ouvre la bouche. C’est alors une cantilène sublime, ineffable, infinie qui s’élève. Prodige de la technique, cette voix ne semble avoir besoin d’aucun appui, d’aucune respiration, et déroule ses sortilèges avec une facilité déconcertante, semblant comme déconnectée du corps et libérée de toute pesanteur physique. C’est particulièrement sensible dans les ensembles, où elle plane comme un condor au dessus des autres parties, alors que les partenaires sont loin de démériter.
Ludovic Tézier n’est sans doute pas un vrai belcantiste ; il y a quelque chose de droit dans sa voix qui l’empêche d’être totalement à l’aise avec les fioritures du dernier Bellini, mais sa probité, la solidité de sa technique et l’honnêteté foncière de l’artiste finissent par emporter l’adhésion. Nicolas Testé est lui parfaitement à l’aise dans la tessiture de Sir Giorgio, où il fait miroiter les scintillements d’un timbre qui rappelle de plus en plus celui de Nicolai Ghiaurov. Noblesse, onction et profondeur en abondance. Avec des Chœurs de l’Opéra de Madrid qui font preuve d’un engagement théâtral et musical exemplaires, leur mise en scène à l’esthétique glamour, leur quatuor de solistes de haut niveau et leur chef à la baguette implacable, ces Puritains se hissent sans peine sur les plus hautes marches de la vidéographie.
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I puritani (Les Puritains), Opéra en trois actes et cinq parties (1835)