« Encore un récital ! », gémiront les nostalgiques de l’âge d’or du disque et des intégrales lyriques. Oui, mais celui-ci recèle plus de théâtre, de musique et de science belcantiste que bien des opéras de Haendel gravés ces dernières années. Ombra Cara n’a rien de ces albums-cartes de visite qui sont autant de passages obligés pour les jeune chanteurs, souvent convenus et inaboutis. Certes, Bejun Mehta a une allure et des traits juvéniles, avec dans ce regard si particulier quelque chose de Nelson Goerner ou de Robinson Stévenin, mais ne nous fions pas aux apparences: il est déjà en pleine possession de ses moyens, et quels moyens! Nous allons y revenir, mais une précision s’impose: si ce premier album est une réussite, c’est parce qu’il consacre la rencontre de deux très grands musiciens. L’influence de René Jacobs, du chanteur autant que du chef, se devine non seulement dans les ornements, mais jusque dans certaines intonations où il nous semble l’entendre.
Cette nouvelle anthologie se démarque aussi par le choix des extraits qui nous offrent une bouffée d’air frais. Bejun Mehta n’aligne pas les sempiternels tubes, qui finissent par tourner à la scie musicale et plombent tant de récitals en exposant de surcroît les artistes à des comparaisons souvent périlleuses: l’oeuvre du Caro Sassone est assez vaste pour éviter d’énièmes relectures de «Ombra mai fu », « Cara sposa » ou « Al lampo dell’armi ». Mehta leur préfère des extraits d’ouvrages moins courus, d’Amadigi à Sosarme en passant par Radamisto, dont l’un des joyaux donne son titre au disque. Certes, le contre-ténor reprend le célèbre «Fammi combattere» d’Orlando, mais il nous grise aussi avec les vocalises étincelantes du méconnu « Agitato da fiere tempeste » tiré de Riccardo Primo tandis que le gracieux passepied d’Unulfo dans Rodelinda (« Fra tempeste funeste ») nous change des airs de bravoure habituels.
Le programme diversifie avec bonheur les climats, le canto fiorito et le cantabile – sans toutefois verser dans l’alternance systématique et fastidieuse du pathétique et de la virtuosité –, et surtout accueille trois fragments d’opéra investis, fouillés et joués comme au théâtre: la sombre déploration d’Ottone (Agrippina), la scène du poison dans Tolomeo, d’une richesse d’inflexions inouïe, et la folie d’Orlando. La démence peut prendre mille et un visages1, celle incarnée par Bejun Mehta et mise en scène par René Jacobs se révèle un chef-d’œuvre de sophistication et d’invention : douce et en même temps farouche, drôle, extravagante, tout en ruptures, l’aliénation prend ici la forme d’une altérité radicale qui subjugue.
Dans le making of (DVD), René Jacobs souligne que la voix de Bejun Mehta repose sur de solides assises, contrairement à celles de nombreux falsettistes qui se focalisent sur l’aigu et peinent à se faire entendre dans les graves – on retrouve ici le cheval de bataille du Gantois qui l’a conduit à privilégier la collaboration avec les contre-ténors américains (Ragin, Gall, Zazzo…). Charnu et sonore sur toute l’étendue, d’un métal viril et personnel, le contralto de Mehta offre aux parties parfois très graves écrites pour d’autres types vocaux (Senesino, Francesca Vanini-Boschi) une plénitude qui demeure trop souvent l’apanage des gosiers féminins. Ceux qui l’ont entendu sur scène savent qu’il est bien projeté et d’un volume appréciable, mais toujours au service de l’expression.James Bowman, lui-même doté d’un des organes les plus puissants dans cette catégorie, ne cachait pas son admiration après avoir découvert Bejun Mehta dans le rôle-titre d’Orlando à Covent Garden. Nous évoquions la folie du paladin, mais le contre-ténor s’approprie avec la même intelligence dramatique les pages d’Ottone et de Tolomeo, héros éperdus et défaits, dont il restitue avec une justesse admirable la fluctuation des sentiments. Certaines consonnes laissent à désirer, soit, ce n’est là qu’un détail à corriger, à polir : s’y arrêter serait mesquin, comme pinailler sur le fait que que René Jacobs n’ait pas retenu pour « Sento la gioia » la seconde trompette obbligato que Haendel introduira deux ans plus tard dans le fameux “Alla Hornpipe” de la Water Music inspiré de cette aria jubilatoire, alors qu’il nous livre une superbe leçon d’accompagnement.
Dans le bonus, le chef met en évidence une autre qualité de Bejun Mehta: le contrôle de la dynamique, grâce auquel il peut notamment émettre les aigus avec douceur. On ne se lasse pas d’admirer cette mezza voce qui fascinait déjà Bernstein chez le soprano adolescent, prodigieux de maturité et de musicalité, dont les connaisseurs thésaurisent l’unique témoignage (Delos). A la tête du Freiburger Barockorchester, René Jacobs rivalise de nuances avec le soliste (« Ombra cara ») et déploie un art de l’estompe extraordinairement subtil qui culmine dans l’abandon rêveur de Bertarido (« Con rauco mormorio »).
C’est le chef qui a proposé de conclure le disque sur un duo: bien que rares dans les opéras de Haendel, ils sont fort beaux, justifie-t-il, en particulier celui de Sosarme, dont l’interprétation par Alfred Deller l’a profondément marqué: « Dès la première note, confiait-il à Diapason, Deller nous fait sentir la peine de l’amour là où elle se loge quand on est amoureux: dans le ventre. C’est le souffle du chanteur qui nous coupe le souffle. »2 La peine en question, formulée dans la tonalité souriante de mi majeur, paraît en réalité assez légère, nimbée d’une nostalgie délicate, mais le chant de Deller avait un pouvoir d’évocation à nul autre pareil. Cinquante-cinq ans plus tard, Jacobs reprend le tempo d’Anthony Lewis et le duo n’en finit plus de s’étirer, langoureusement3, la délicieuse Rosemary Joshua rejoignant Bejun Mehta dans l’extase.
Alfred Deller, René Jacobs, Andreas Scholl : en signant chez Harmonia Mundi, Bejun Mehta s’est inscrit dans une lignée prestigieuse. René Jacobs aurait-il trouvé un héritier, un fils musical ? Il ne jure que par lui, nous glisse un chanteur proche du maître. Le film tourné pendant les sessions d’enregistrement laisse entrevoir une réelle complicité, voire une émulation comme cette très belle image où, alors que l’orchestre attaque les premières notes de « Per le porte del tormento » (Sosarme), le chanteur, la bouche encore close et dans un élan d’enthousiasme, déplie les bras et prolonge le geste du chef.
Bernard SCHREUDERS
1 Pour un exemple de folie furieuse et viscérale, l’interprétation live de Christophe Dumaux vaut également le détour (V. l’intégrale d’Orlando dirigée par J-C. Malgoire, chez K 617).
2 V. Diapason n° 513, avril 2004. Sosarme est le seul opéra de Haendel enregistré par Deller. Cette gravure historique a été rééditée chez Opera d’Oro (OPD-1319).
3 Il dure ici 9’38 pour 9’46 chez Lewis, 7’45 chez Curtis (Ciofi/Di Donato, Virgin, 2003) et 7’32 chez Bickett (Joshua/Connolly, Chaconne, 2010).