Editeur pouvait-il rêver meilleur coup médiatique et publicitaire ? Le 4 juillet 2009, au cours de la première, Joyce DiDonato se casse le péroné en scène, et, plutôt que de se faire remplacer, assure les représentations suivantes dans un fauteuil roulant, la jambe plâtrée « rose fluo » : c’est à partir de ces représentations que la présente captation a été réalisée. La diva raconte longuement la chose dans l’un des bonus proposés, en expliquant la chance qu’elle avait eu de pouvoir ainsi encore mieux exprimer l’état d’enfermement de Rosine et son manque de liberté, pour ne pas dire de mobilité. Mais en dehors de cette curiosité scénique, cette captation présente bien d’autres points d’intérêt.
Loin des super-productions hollywoodiennes, comme celle de l’opéra Bastille – au demeurant fort réussie –, celle de Covent Garden – créée en 2005 – se déroule dans un joli décor minimaliste de Christian Fenouillat : des panneaux colorés de rayures verticales permettent de passer sans heurt de la rue à l’intérieur de la demeure de Bartolo, dans laquelle les ouvertures, portes, fenêtres et escalier, n’apparaissent que le temps de leur utilité. Il s’agit donc d’une boîte hermétiquement close, avec le strict minimum de meubles, qui sert d’écrin doré à la malheureuse Rosine. On l’aura compris, toute l’action va de ce fait se trouver recentrée sur les personnages et sur le texte : jamais on n’aura été aussi près de la pièce de Beaumarchais, et jamais les récitatifs n’auront donc eu une telle importance.
Les metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier ont en effet construit avec leurs interprètes des personnifications particulièrement fouillées des personnages, en leur donnant vie et sens à partir des récitatifs qui retrouvent ainsi un rôle décisif dans le jeu, dans le rythme autant que dans la couleur vocale. La direction d’acteurs s’est faite au début comme s’il s’agissait de la pièce de Beaumarchais, avec, comme au théâtre, des séances de lecture du texte en totalité : cela explique la grande clarté de diction et d’expression de ce texte de la part de tous les acteurs. En même temps, comme le souligne Moshe Leiser, « c’est une pièce très forte qui nous en dit long sur nous-mêmes, sur la société et les relations sociales, et pas seulement une simple comédie faite pour faire rire. Rossini ne serait rien s’il n’avait dépeint toutes les névroses. C’est en cela qu’il est un génie. Il y parvient avec un incroyable talent musical, et une incroyable intuition théâtrale ». Par ailleurs, la commedia dell’arte est toujours sous-jacente, avec ses masques (notamment pour Berta). Enfin, le clin d’œil aux bobbies de Gilbert et Sullivan achève de conquérir le public anglais. Ainsi, au lieu des habituels poncifs que chacun s’attend à retrouver, on redécouvre ici la réalité première des personnages ; par exemple, Bartolo n’est pas joué en bouffon, mais en homme aux aguets et en perpétuelle observation : de ce fait, il est beaucoup plus difficile à berner, ce qui renforce le jeu théâtral. Le travail des deux metteurs en scène est donc extrêmement précis et bien défini, ce qui aboutit à une représentation d’une grande cohérence.
Antonio Pappano signe ici son premier Barbier. Netteté et précision caractérisent sa direction, qui rejoint dans le détail le travail des metteurs en scène : rien n’est superficiel. Il décrit d’ailleurs dans son interview proposé en bonus son idéal de chef d’orchestre lyrique : « Je vois l’orchestre comme une espèce de salle des machines d’une représentation. L’énergie, l’étincelle et l’inspiration, l’impulsion pour l’ensemble de la représentation viennent de l’orchestre ». De fait, il insuffle à toute la distribution exubérance et magie, et les entraîne dans un tourbillon enflammé parfaitement rossinien.
La distribution de cette reprise est totalement renouvelée par rapport à celle de la création de cette production, à l’exception de Joyce DiDonato. Sa Rosine est, comme elle la présente elle-même dans les interviews disponibles en bonus, jeune, un peu provocante, intelligente, malicieuse, et en même temps vulnérable, forte et passionnée ; rien ne peut l’arrêter, mais jusqu’à présent, elle n’avait jamais eu l’occasion de se prouver à elle-même qu’elle était capable d’agir et de mettre en pratique toutes les potentialités qu’elle avait en elle : tout tourne donc autour de cette découverte, et cela la différencie des quelque 200 Rosine que la cantatrice a déjà interprétées jusqu’alors. L’économie de moyens que lui impose le fauteuil roulant ne fait qu’ajouter à la qualité de son jeu : comme elle le souligne, elle a pour la première fois, grâce à cet accessoire, « éprouvé physiquement la frustration et l’enfermement de Rosine » et partant, d’autant plus « sa volonté désespérée de se libérer ». Elle fait du fauteuil roulant un partenaire à part entière, jusqu’à en jouer lorsque, après son cri de surprise lorsqu’elle reconnaît Lindor, au lieu de l’habituel « je me suis tordu le pied », elle susurre à Bartolo en lui tendant sa jambe plâtrée « j’ai une crampe dans la jambe » : grand éclat de rire de la salle assuré ! Mais en même temps, il lui a fallu être très attentive à ce que les efforts nécessaires à la partie supérieure de son corps pour manipuler le fauteuil ne viennent pas influer négativement sur son émission vocale. Bien sûr, on a connu par le passé des dizaines d’excellentes Rosine, et bien sûr Callas reste insurpassable. Mais disons-le tout net, Joyce DiDonato est là au sommet de son art, c’est un grand régal. Elle démontre avec brio combien elle est une véritable actrice, et combien le chant n’est pour elle qu’une des composantes d’une expression artistique globale. Beauté de la voix, perfection des vocalises, intelligence, naturel et humour de l’interprétation, elle est certainement aujourd’hui la plus grande titulaire de ce rôle,
À ses côtés, que dire du comte Almaviva de Juan Diego Flórez, sinon qu’il est peut-être plus éblouissant encore ? Le chanteur montre, dans son interview, combien il a également réfléchi au rôle grâce à ses metteurs en scène. Il souligne l’amour fou du comte pour Rosine, et à quel point il serait capable de tout pour l’approcher. Mais tout cela n’est pas une simple bluette, car la majorité des personnages qui s’agitent autour de lui sont menés par simple cupidité : avidité de Bartolo pour l’argent de Rosine, de Figaro pour celui du comte, de Don Basilio pour le plus offrant. Seuls Rosine et le comte ne sont pas motivés par l’argent. Cette pureté et cet amour fou forment la charpente du personnage ; le chanteur lui apporte sa grâce, son charisme et sa virilité, ainsi qu’une véritable complicité avec Joyce, avec laquelle il chante beaucoup ; point de mièvrerie, beaucoup d’humour, et une forme vocale exceptionnelle, sans les duretés de son que l’on a pu observer dans sa dernière Donna del Lago à Paris. Enfin, cerise sur le gâteau, il donne le grand air du comte dans la dernière scène (« Cessa di più resistere »), souvent coupé à la demande des ténors, car trop difficile en fin d’opéra ; et c’est fort dommage, car l’œuvre trouve avec cet air une véritable conclusion tant musicale que théâtrale. On en a ici une exceptionnelle démonstration.
Face à ces deux monstres sacrés, le troisième larron ne leur cède en rien, et le Figaro de Pietro Spagnoli s’intègre parfaitement à la distribution. Il faut dire qu’il est à l’heure actuelle l’un des meilleurs barytons pour cet emploi, spécialisé notamment dans les opéras de Rossini : on l’a entendu à plusieurs reprises à Paris, en divers théâtres, tant dans Le Barbier que dans Cenerentola, et l’on se souvient entre autres de son extraordinaire Pietra del Paragone à Pesaro. Il joint en effet à un physique solide un jeu parfait, et surtout de rares qualités d’expression vocale ; la voix est riche, et ses coloratures parfaites. Surtout, il parvient à participer de l’équilibre des trois rôles principaux. Le Bartolo d’Alessandro Corbelli est également particulièrement intéressant ; il s’adapte fort bien à une interprétation moins bouffe que d’habitude, et tout en assumant un rôle plus inquiétant, reste fort drôle ; sa prestation vocale est également de tout premier plan. Le Bartolo de Ferruccio Furnaletto est tout aussi intéressant, mais bien évidemment, c’est certainement le rôle dans lequel il est le plus difficile d’introduire de la nouveauté ; vocalement parlant, on regrette toutefois de petites approximations répétées. Enfin, Jennifer Rhys-Davies propose une Berta aux antipodes de celles de Jeannette Fischer, mais très proche de celle des marionnettes de Salzbourg : c’est la bonne servante plantureuse, un peu portée sur la bouteille, dont on ignore finalement de quel côté elle se situe, d’autant que son masque de commedia dell’arte lui donne une physionomie plutôt uniforme. Mais elle chante son air avec une autorité et une puissance vocale peu communes.
La captation vidéo de David Stevens est excellente, avec des angles intéressants, des gros plans là où on les attend, et une bande son de très bonne qualité. La brochure habituelle (ici un simple feuillet de quatre pages unilingues) est remplacée par plusieurs bonus en anglais, mais pour une fois sous-titrés – peut-être est-ce là une formule d’avenir : Introduction par Joyce DiDonato, interviews d’elle-même, de Juan Diego Flórez, d’Antonio Pappano, de Moshe Leiser et Patrice Caurier, et un résumé fort bien fait de l’action illustré des photos de toutes les scènes successives. Toujours est-il qu’il est vraiment très long – malgré leur grand intérêt – de visionner tous ces bonus, alors que feuilleter une brochure pour prendre connaissance de l’essentiel ne nécessiterait que quelques instants. L’ensemble des deux DVD est sous-titré en 5 langues (français, anglais, allemand, italien et espagnol).
Cette captation d’une distribution exceptionnelle interprétant une production scénique mêlant rigueur et cohérence, demeurera historiquement irremplaçable. Un DVD de référence.
Jean-Marcel Humbert