Luciano Pavarotti, c’est la Tour Eiffel des ténors : un monument, le plus célèbre de tous, le plus visible, celui que l’on n’a jamais vraiment fini de contempler tant, chaque fois que l’on y prête attention, on reste béat d’admiration. De ce gosier en or, on a tout écouté ; on a tout dit. On a appris ses premiers compositeurs italiens – Verdi, Bellini, Puccini, Donizetti – sur les bancs de ce chant imputrescible. On a cherché ensuite un autre Rodolfo, un Mantoue moins résistible, un Alfredo plus ardent. En vain. Moins acteur que chanteur ? Sûrement. Mais le disque ne se préoccupe pas d’exploits scéniques. Qui veut comprendre le phénomène Pavarotti, écoutera ses enregistrements, à genoux tant l’art du ténor apparaît insurpassable. Son secret ? Un timbre unique, véritable don du ciel, une longueur de souffle phénoménale – des contre-ut d’une dizaine de secondes dans Guglielmo Tell et Il Trovatore en 1969 –, des registres homogènes qui font que l’on passe sans transition du grave à l’aigu, une capacité à alléger l’émission – le lamento de Federico dans L’Arlesiana, toujours en 1969. Il y a plus encore : l’impression de puissance et l’évidence avec laquelle chaque note est projetée, comme si le son jaillissait sans effort. Le pouvoir surnaturel de cette voix – et sa longévité – réside aussi dans l’intelligence avec laquelle fut gérée son évolution.
Preuve en est faite avec le premier volume de cette nouvelle compilation de luxe proposée par Decca (voir brève du 10 avril dernier). En ses jeunes années, Luciano Pavarotti avance doucement, refusant de s’éloigner de son répertoire génétique. Même Manon ou Guillaume Tell sont chantés en italien et lorsqu’il enregistre en 1974 La Favorite, il opte pour sa langue natale. Tant pis pour Gabriel Bacquier, qui interprète Alphonse XI, et tant mieux pour Fiorenza Cossotto, dont la Leonora ne ferait sans doute pas le même effet si elle devait s’exprimer en français.
Il faudra la rencontre avec Herbert von Karajan au début des années 70 pour que le ténor accepte de sortir de sa zone de confort en interprétant Pinkerton et Calaf, avec le succès que l’on sait. Les deux enregistrements font encore office de référence, même si l’on peut rêver Butterfly plus délicate que Mirella Freni et Turandot plus orgueilleuse que Joan Sutherland. La Bohème enregistrée en 1972 est, elle, inégalée et inégalable.
Auparavant, au milieu des années 60, Richard Bonynge avait façonné ce chant encore brut pour l’initier aux arcanes du bel canto. Aux côtés du couple que le chef d’orchestre forme avec Joan Sutherland, le jeune Luciano Pavarotti découvre non seulement les codes qui régissent l’opéra romantique mais aussi comment mieux gérer son énergie. James Jolly le rappelle dans le livret – de luxe aussi – qui accompagne le coffret. Le ténor avouait : « J’ai appris de Joan que, quand je me sentais fatigué, c’est parce que je n’avais pas contrôlé mon diaphragme ». De fait, six des onze opéras de cette « première décade » ont été enregistrés avec le couple mythique : Beatrice di Tenda (1966), La Fille du Régiment (1967), L’Elisir d’Amore (1970), Rigoletto (1971), Lucia di Lammermoor (1971), I Puritani (1973) A l’exception de Rigoletto qui s’inscrit moins naturellement dans les cordes du chef d’orchestre et pour lequel on peut trouver Gilda moins empotée, chacune de ces intégrales appartient à l’histoire de l’art lyrique et se doit de figurer dans toute discothèque qui se respecte.
Entre ces joyaux, s’insèrent le Requiem de Verdi, dirigé en 1967 par Sir Georg Solti et, en 1968, un premier récital, consacré à Donizetti et Verdi, dont la photo de la pochette – reproduite dans le programme du présent coffret – apparait prophétique. Agé de 33 ans, Luciano Pavarotti le visage éclairé par le soleil mais à moitié caché par un mur s’apprête à surgir de l’ombre pour accéder à la première marche du podium. Le récital suivant enregistré en 1973 à l’Opéra de Bologne est encore plus révélateur. Même l’extrait de la Griselda de Bononcini qui a priori n’était pas le mieux adapté à cette voix gigantesque, est magnifié par d’innombrables nuances et effets – trille compris – qui le rendent incontournable. A propos d’effets, il faut aussi écouter la messa di voce qui ouvre « Cara Selve », tiré d’une autre œuvre –Atalanta de Haendel – où l’on n’attendait pas davantage le ténorissimo. Et ainsi de suite…
Un vingt-septième CD, intitulé « bonus disc » reprend quelques extraits d’enregistrements de la même époque où le ténor jouait, avec le même brio, les seconds couteaux – Der Rosenkavalier (Solti dirigeait, Régine Crespin était La Maréchale) et le Stabat Mater de Rossini (avec István Kertész pour chef d’orchestre). A ces miscellanées, s’ajoutent des bribes du Ballo in maschera, enregistré intégralement en 1970 aux côtés de Bruno Bartoletti, Sherrill Milnes, Renata Tebaldi et Regina Resnik, Decca ayant préféré à juste titre privilégier la version Solti qui interviendra une dizaine d’années plus tard. Enfin, des miettes de représentation captées en direct – La première Bohème dont subsistent des traces, en 1961 à Bologne ; Manon chantée en italien à La Scala en 1969 et I Capuleti e i Montecchi à Amsterdam en 1966, deux opéras jamais enregistrés intégralement – démontrent, si besoin était, que Luciano Pavarotti était tout aussi exceptionnel sur scène qu’en studio.
A monument, anthologie monumentale. On attend impatiemment les autres volumes.