L’enregistrement, attendu, annoncé, a déjà fait parler de lui avant qu’une seule note ne nous soit encore parvenue. D’abord par son caractère inédit. L’œuvre est en effet présentée dans une version intégrale, incluant les cadences originelles, les variations écrites par les chanteurs et le très rare finaletto. Et puis il y a Marina Rebeka à la barre du navire de ce Pirata édité par le propre label de la chanteuse, Prima Classic basée dans le Wyoming. Elle prend ainsi le sillage d’Edita Gruberova, laquelle pour également échapper aux contraintes des maisons de disques, avait créé son Nightingale Classics. Ce répertoire, plus qu’un autre, doit être servi avec virtuosité et brio. Il n’y pas ici de place pour l’approximation et la médiocrité. Il faut pour reproduire toute la beauté, réunir un bouquet de voix combinant technique infaillible, endurance physique, et engagement total. Un défi aux airs d’impossible mission, mais certaines lectures parviennent toutefois à atteindre une vérité mettant en transe le lyricomane en quête de sensation forte. Finalement qu’importe le flacon tant que l’on a l’ivresse…et dans la flagrance de ce coffret, en plus de la parure esthétiquement très inspirée par Le Pirate des Caraïbes « Deppien », a de quoi ennivrer l’auditoire.
Il fallait s’attendre à un festival Rebeka et à cet égard, les espoirs n’ont pas été déçus tant la soprano est omniprésente et domine l’ensemble d’une voix héroïque obligeant les autres interprètes, pourtant tous excellents, à rehausser sans cesse leur interprétation. Les amateurs de voix de caractère, expressives et techniquement supérieures peuvent applaudir. Avec Marina Rebeka, il y a une reine belcantiste à célébrer. Et elle semble avoir ici trouvé son collier de perles.La chanteuse à la technique prodigieuse est parfaitement à son aise en Imogène. Le timbre, cependant, est une affaire de goût : Rebeka n’a pas le miel de Renée Fleming. Mais la voix puissante et la capacité d’ornementation précise malgré les accents dramatiques impressionne. Les aigus qui viennent couronner une vocalise emporte tout sur leur passage, en un souffle quasi tellurique qui soutient sans peine les longs arcs de la première partie de l’air de la folie, sans que la voix ne perde de son éclat. Elle domine, un peu trop peut-être…au détriment d’un équilibre nécessaire, car Il Pirata, n’est pas l’opéra d’un personnage mais d’un trio.
Javier Camarena est l’un des rares chanteurs à pouvoir triompher des écueils vocaux de Gualtiero. Le ténor a pour lui la vaillance des braves, la sensibilité désarmante donnant force et crédibilité à ce guerrier des mers dépassé par les soubresauts du cœur. Il a le timbre lumineux, l’aigu souverain à mettre en transe toute une salle. Dans cette tessiture particulièrement tendue, Camarena évolue avec une belle prestance. Il fait triompher ici le mordant du phrasé, la précision des attaques, et surtout cette incroyable capacité à varier la couleur d’une note, typique du pur belcanto. « Nel furor delle tempeste » en est une parfait illustration. C’est ce que l’on entend tout au moins quand le ténor est seul en scène, mais au bras de d’Imogène, il apparaît parfois en retrait. Rebeka occupe l’espace et prend l’ascendant dans les duos, le ténor se trouve à certains moments débordé par sa partenaire, comme dans le final de « Bagnato dalle Lagrime » du premier acte, et on se dit alors qu’un Michael Spyres et même un Marcello Giordani de la grande époque belcantiste, en auraient davantage imposé en Gualtiero dans ces cœurs à cœurs par une plus forte présence dramatique.
Avec Franco Vassallo, le baryton bellinien se dote de la verve verdienne. Le chanteur milanais a d’impressionnants moyens et est doté d’un aigu victorieux, mais l’écriture aux ornements subtilement esquissés requiert plus de nuances et comme toujours le baryton milanais est davantage dans la démonstration vocale que dans la nuance de l’interprétation. Toutefois, le chanteur est un acteur, et il interprète le rôle comme s’il était sur une scène d’opéra et nous donne à entendre un théâtre musical. il n’aime rien tant que jouer les âmes noires Et son Ernesto aborde les vocalises avec plus ou moins d’agilité mais, dans les ensembles, il sait tenir tête à Rebeka en faisant parler sa puissance. il sait aussi paradoxalement expurger la noirceur coutumière d’Ernesto pour se faire plus miel, moins guerrier brutal et davantage mari blessé dans ses sentiments. A cet égard, le duo du deuxième acte est un moment clef où les voix traduisent à la perfection les pensées contradictoires de deux époux dans la tourmente des sentiments.
Les comprimari remplissent à merveille leurs tâches, de l’Adèle de Sonia Fortunato à l’Itubo de Gustavo de Gennaro en passant par le Goffredo d’Antonio di Matteo.
A l’ouverture où l’usage du crescendo rossinien repose sur l’accélation du tempo, ici l’attaque semble être un pocchino lento, mais rapidement Fabrizio Maria Carminati à la tête de l’orchestre du théâtre de Catane sait trouver la juste pulsation d’une œuvre charnière annonciatrice de la théâtralité verdienne. Et si l’on apprécie à juste titre une direction qui donne nerf et violence à la partition, on en admire pas moins le fini particulièrement soigné des détails instrumentaux. Chœurs et orchestre participent à l’éloquence narrative du langage musical bellinien.
On ne se lassera sans doute jamais des enregistrements live de Callas et Caballé qui sont des références absolues difficilement détrônables. Mais pour apprécier l’œuvre dans son ensemble cette édition, plutôt classieuse dans sa parure et sa distribution, est absolument indispensable.