Infatigable, Andrea De Carlo continue d’enregistrer les opéras et oratorios de Stradella chez Arcana, pour notre plus grand bonheur. D’abord parce que l’art lyrique du dernier tiers du seicento reste largement ignoré, mais aussi en raison de l’importance et de l’intérêt du compositeur lui-même, dont on n’a longtemps retenu que la vie romanesque et San Giovanni Battista.
Dans une introduction concise et documentée, le musicologue Arnaldo Monelli récapitule les quelques occurrences de la commedia per musica du XVIIe siècle, là où la musicographie situe habituellement la naissance de l’opera buffa au siècle suivant. C’est dans ce genre que s’inscrit Il Trespolo tutore, conçu pour un public génois qui, selon Stradella, « a le goût du ridicule ».
Et il s’agit sans aucun doute d’une comédie burlesque, riche en sous-entendus lestes. Le livret de Giovanni Villifranchi revisite nombre de poncifs du dramma per musica en les détournant, comme autant d’engrenages d’une mécanique aussi réjouissante qu’absurde. Le désir entre tuteur et pupille est un classique du théâtre, sauf qu’ici c’est la fraîche Artemisia qui soupire pour son vieux Trespolo… Las ! Celui-ci s’entête à ne rien comprendre et convoite plutôt Despina. Pudique jusqu’à l’absurde, Artemisia multiplie les moyens détournés de déclarer sa flamme sans jamais y parvenir. « Celui que j’aime est tout près de moi », concède-t-elle, et Trespolo de supposer successivement qu’il s’agit de Ciro, jeune garçon à l’esprit dérangé, du tendre Nino, frère de Ciro, puis, pour couronner le tout, de la vieille nourrice Simona ! Chaque acte se termine sur une fausse piste, prélude à de nouvelles déconvenues dont les protagonistes s’agacent, s’amusent ou se désespèrent. Nino en deviendra fou, tandis que Ciro recouvrera la raison.
La réussite de l’interprétation tient à la qualité d’une équipe qui déborde d’italianité, et on suit facilement les paroles sans trop consulter le livret – intégralement fourni avec des traductions anglaise et française. La douzaine d’instrumentistes de l’Ensemble Mare Nostrum suffit largement à colorer la partition sous l’impulsion d’Andrea De Carlo, qui avait déjà dirigé des représentations du Trespolo tutore à Varsovie en 2018, avec une jeune équipe polonaise (en DVD chez Dux). Tout rebondit joyeusement : ni rupture ni mollesse dans cette succession de tons et de formes brèves. L’œuvre repose largement sur des récitatifs parsemés d’airs et duetti dont la durée dépasse rarement une minute trente, selon l’usage de l’époque, mais qui peuvent s’agréger en scènes développées, dont les plus remarquables sont peut-être celles de Nino à l’acte III. L’opéra exige avant tout une équipe soudée et de la volubilité : c’est parfaitement réussi.
Paola Valentina Molinari est une Despina dessalée à souhait qui n’a aucun mal à tenir tête à Simona, à laquelle le ténor Luca Cervoni aurait pu prêter plus d’excentricité. Le caractère, les couleurs et le verbe savoureux ne manquent pas à Riccardo Novaro et Roberta Mameli, qui donnent tout le sel nécessaire à leurs nombreuses scènes et ariettes. Particulièrement amusante est la dictée d’une lettre d’amour que la jeune fille impose à Trespolo sans réussir à lui faire saisir les allusions les plus appuyées. Malgré un soprano bien acidulé, Silvia Frigato campe un Ciro fantasque dont les divagations piquent l’attention. Son frère Nino, d’abord moins haut en couleur, est confié au contre-ténor Rafał Tomkiewicz, rescapé des représentations de Varsovie. Sa voix moelleuse habille joliment les déceptions de l’acte II, et rend justice aux belles scènes de folie du dernier acte.
À la fin, tout est bien qui finit… n’importe comment. Ultime pied-de-nez aux dénouements heureux arrachés au prix d’improbables pirouettes de dernière minute, la dernière péripétie est loin de satisfaire tout le monde ! L’auditeur lui, sort gagnant de l’affaire, avec l’envie de voir cette comédie sur scène.