Circonstanciel et circonstancié – comme toujours –, un nouveau numéro de l’Avant-Scène Opéra se penche sur La Dame du lac, quelques mois avant sa présentation à l’Opéra National de Paris. Créé le 24 octobre 1819 au San Carlo de Naples, représenté en France à quelques reprises1 mais jamais sur la première scène nationale, ce melodramma en deux actes a bénéficié des conditions exceptionnelles offertes à Gioachino Rossini durant son séjour napolitain : un orchestre permanent de près de 80 instrumentistes, des chœurs réputés, de nombreuses répétitions préparatoires, un public connaisseur et les meilleurs chanteurs de leur génération. Isabella Colbran, Giovanni David, Andrea Nozzari, Rosmunda Pisaroni : des noms suffisamment légendaires pour que Fabrizio Capitanio et Jean Cabourg s’attardent sur leur vocalité ; le premier au travers de considérations et notices biographiques inédites, le second en décrivant le profil vocal des principaux personnages de La Donna del lago à partir de celui de leurs créateurs. L’occasion, en un article magistral, de rappeler la différence entre le baryténor dont Andrea Nozzari représente le modèle, et le contraltino, archétype du ténor rossinien dont Giovanni David établit la typologie et que Juan-Diego Florez incarne aujourd’hui mieux que quiconque. De cette plongée au cœur du belcanto romantique, se détache également la silhouette fascinante d’Isabella Colbran, créatrice d’Elena et d’une dizaine d’autres héroïnes rossiniennes (Armida, Ermione, Zelmira, …), qui servit de muse au compositeur avant de devenir sa femme. Fabrizio Capitanio raconte que Rossini à qui on demandait à la fin de sa vie quelle avait été selon lui la plus grande cantatrice, prononçait sans hésiter le nom d’Isabella Colbran. Jean Cabourg, lui, tente de percer le mystère de cette voix ambigüe à l’étendue considérable, arrivant à la conclusion que la tessiture d’Elena « la destine aussi bien aux mezzos clairs qu’aux soprani dotée de graves nourris ». L’hédonisme discutable d’une Katia Riciarelli en 1983 pour Sony, le timbre argenté de June Anderson, en 1992 à la Scala (Philips) tout autant que le « frémissement et les couleurs moirées » de Sonia Ganassi en 2008 à Wildbad (Naxos), en attendant sur scène à Paris, Joyce DiDonato et Karine Deshayes (qui, dans une interview en fin de volume, se réjouit de son parcours « belcantiste »).
Pour autant, il serait réducteur de limiter La Donna del Lago à de grandes voix au service d’une écriture virtuose. Par son sujet, inspiré d’un poème de Walter Scott, l’ouvrage de Rossini occupe une place privilégiée dans l’histoire de l’art lyrique : il est le premier opéra romantique. Les paysages ossianiques qu’il s’applique à décrire au moyen de « trouvailles instrumentales nouvelles et audacieuses », dont le fameux ensemble de six cors, inspireront après lui de nombreux compositeurs. Mis bout à bout, ces paysages forment une contrée que Chantal Cazaux appelle la Fingalie (du nom de Fingal, le père d’Ossian), territoire imaginaire qu’elle décrit comme un lac s’étendant pendant tout un siècle de l’Ecosse jusqu’au cœur de l’Europe alpine. Pierre Degott dénombre ainsi plus d’une vingtaine d’ouvrages lyriques qui trouvent leur source dans l’œuvre littéraire de Walter Scott, de The Knight of Snowdow de Bishop (1811), non pas encore opéra mais déjà musique de scène, à Amy Robsart de De Lara (1893), le plus connu restant Lucia di Lammermoor (1835). Loin de la folie des héroïnes de Donizetti, La Donna del Lago appartient à ce premier romantisme, où une certaine tradition vocale, héritée de l’âge baroque, tempère encore l’afflux et l’excès d’émotions. « L’exact point d’équilibre entre expression et formalisation » explique Chantal Cazaux en introduction à son guide d’écoute. Son commentaire, passionnant, suit ensuite le livret pas à pas pour mettre en valeur la science, vocale et orchestrale, d’une œuvre qui « parsème ses pépites tantôt sous la voûte étoilée d’un belcanto finissant, tantôt sous le voile naissant du romantisme. ». Un numéro indispensable.
Christophe Rizoud