Ivan le Terrible est un peu le pendant d’Alexandre Nevsky, deux « oratorios » tirés de la musique des films éponymes d’Eisenstein pour lesquels Prokofiev composa la musique. A une différence près : si la version de concert d’Alexandre Nevsky a été conçue par Prokofiev lui-même, il en va différemment d’Ivan le Terrible. Pour cette deuxième oeuvre, c ’est Abram Stassevitch (le chef qui enregistra la B.O. du film) qui, après la mort de Prokofiev, réalisa la partition de concert. Aux solistes, chœur, orchestre s’ajoute un récitant dont le rôle est conséquent non seulement dans des passages entièrement parlés (et même « joués » puisqu’il incarne parfois la figure d’Ivan) mais aussi dans quelques superbes mélodrames (sections parlées sur fond orchestral).
C’est sans doute parce que la présence d’un récitant n’est pas un choix de Prokofiev que Tugan Sokhiev, le chef de ce nouvel enregistrement de l’œuvre, supprime ses interventions. Et c’est fort dommage non pas pour la compréhension de la trame que pour le rythme de l’oratorio et surtout pour les mélodrames. La « Marche du jeune Ivan » tourne ainsi un peu en rond tandis que la supplique aux boyards perd une bonne part de son intensité. Certains enchaînements apparaissent par ailleurs bien curieux. Le seul numéro qui gagne vraiment à un tel traitement est le magnifique chœur féminin a capella « Ivan sur la tombe d’Anastasia », superbement chanté d’ailleurs. Car les forces réunies sont supérieures, tant le Deutsches Symphonie-Orchester de Berlin que les chœurs, très homogènes, ou des solistes parfaitement idiomatiques et engagés (Olga Borodina toujours somptueuse de timbre et de ligne, Ildar Abdrazakov truculent dans la chanson de Fiodor Basmanov).
On regrettera cependant chez Sokhiev une tendance à la joliesse qui rend certaines pages quelque peu creuses (la bataille de Kazan), juste décoratives (le couronnement) ou bien trop sages (les scènes de fêtes de la fin de l’oratorio). Sa direction ne manque certes pas d’énergie mais on ne ressent pas l’intensité qui rendrait certaines pages vraiment incandescentes. Surtout, la recherche du beau son vide une bonne part de cette musique qui ne demande qu’à rugir, éructer et parfois faire peur tels le tsar épouvantable et l’époque effrayante qu’elle évoque. Cet Ivan-là n’est guère terrible en réalité…
Etait-ce donc un si bon choix de se dispenser de récitant ? Sa présence n’aurait-elle pas apporté un dramatisme plus prégnant ? L’intention de Sokhiev était sans doute de nous faire entendre la partition de Prokofiev sans « interférence » mais, selon nous, il en perd de vue le drame et sa direction, manquant de tranchant, ne rend finalement pas tant justice que cela au compositeur. Pour être autant effrayé qu’ébloui par la splendeur de l’œuvre, il faut se tourner vers Riccardo Muti qui la dirige régulièrement (récemment à Salzbourg avec Gérard Depardieu en Ivan) et qui l’a enregistrée en 1978, version indétrônable, notamment grâce à Boris Morgunov… un récitant hallucinant !